1 Introduction
Est-ce le rôle d’un bon gouvernement que d’assurer le bonheur de sa population ? Cette idée a une riche et longue histoire, puisqu’on la trouve déjà discutée pendant l’Antiquité, que ce soit en Grèce ou en Chine, avec dans les deux cas l’idée que le bonheur s’obtient par l’adéquation avec un ordre cosmique, naturel, que chacun doit suivre et dont le politique est le garant. Comme ce n’est pas ici le lieu de retracer cette histoire, je me bornerai à dire que pour l’époque contemporaine, cette idée procède essentiellement de la doctrine utilitariste. Celle-ci évalue la valeur morale de toute action en fonction des plaisirs et des peines qu’elle cause. Partant de ce principe, le rôle du bon gouvernement est d’assurer « le plus grand bonheur du plus grand nombre »2. En 1768, quand Bentham lit cette phrase, le bonheur passe d’abord par l’amélioration des conditions de vie matérielle. Bentham vit alors dans un monde où :
- la quasi-totalité de la population vit dans la pauvreté,
- pratiquement un enfant sur deux meurt avant l’âge de cinq ans,
- l’espérance de vie à la naissance est d’environ 35 ans,
- l’alphabétisation est la marque d’un élite.
Pendant près de 200 ans, cette recherche d’une vie matérielle meilleure a orienté les politiques publiques en direction de la croissance économique. Les résultats en sont, il est important de le rappeler, spectaculaires (figure 1.1), et plus encore si on se rappelle que la population mondiale est passé de un à sept milliards d’individus sur la même période.
À la lumière de ce graphique, on comprend pourquoi ce n’est que dans le troisième quart du XXe siècle et dans les pays développés qu’émerge une contestation de la primauté donnée à la croissance économique. La contre-culture, qui porte la critique de la recherche du bonheur dans la consommation de masse, et la réalisation des dégâts environnementaux du mode de développement industriel, conduisent à rechercher des métriques alternatives au produit intérieur brut pour mesurer le développement. Les années 1990 voient ainsi émerger l’indice de développement humain au niveau international, et au niveau local les classements des palmarès des villes où il faut bon vivre.
Dans la lignée de ces travaux, Nicolas Sarkozy lance en 2008, à la veille de la crise financière, la Commission Sen-Fitoussi-Stiglitz. Celle-ci réunit les plus grands experts mondiaux de la croissance et du choix social dans le but de construire un indicateur croisant les objetifs de développement économique et social, et de soutenabilité. Au rebours de l’envie des décideurs de disposer d’un indicateur unique pour remplacer le PIB, cette commission recommande l’emploi d’un tableau de bord, restituant une pluralité d’indicateurs, organisés en trois piliers :
- Production de richesse, autour d’un PIB fiabilisé dans son mode de calcul,
- Bien-être, avec un croisement d’évaluations subjectives et objectives (inégalités),
- Soutenabilité du développement.
Cette position reflète le constat que les indicateurs composites sont aussi délicats à construire qu’à manipuler. L’approche en tableau de bord évite ainsi d’escamoter des arbitrages implicites dans la construction et simplifie l’analyse des évolutions.
Ce rapport a un retentissement international majeur, et génère un regain massif d’intérêt pour la mesure du bien-être subjectif, domaine qui s’est développé à partir de la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Les économistes sont mis là en face d’un défi nouveau : l’analyse des données de bien-être fait apparaître que les informations collectées sur les individus dans les grandes enquête (l’âge, le revenu, la situation maritale, etc.) parviennent à expliquer au mieux 30% des écarts de bien-être déclaré. Il y a donc dans ces évaluations du bien-être subjectif une information sur les individus et leurs conditions de vie que les enquêtes ne parviennent pas à mesurer autrement.
De ce problème naissent deux volets, que je vais maintenant aborder successivement :
- La compréhension de la mesure, de la construction et des déterminants du bien-être subjectif,
- L’utilisation des mesures subjectives et objectives de bien-être et de qualité de vie pour informer l’action politique, en particulier au niveau local.
formule de Joseph Priestley, reprise par Jeremy Bentham.↩