Le tournant de la quarantaine

Note
Observatoire du bien-ĂȘtre

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Dans de trĂšs nombreux pays, la moyenne des rĂ©ponses Ă  la question « Êtes-vous satisfait de la vie que vous menez » forme une courbe en U en fonction de l’ñge : jeunes et jeunes retraitĂ©s sont les plus satisfaits, les quadras les moins. Dans cette note, nous examinons la maniĂšre dont ce phĂ©nomĂšne s’observe dans notre enquĂȘte au prisme de deux domaines, le travail et l’environnement quotidien.

Dans ces deux domaines, la gĂ©nĂ©ration des quarantenaires, les « quadras », nĂ©s entre 1968 et 1978 dans notre enquĂȘte, se dĂ©clare particuliĂšrement peu satisfaite. La satisfaction vis-Ă -vis du travail et celle vis-Ă -vis des relations de travail y est au plus bas, tandis que le sentiment d’exposition Ă  l’agressivitĂ© et Ă  l’insĂ©curitĂ© y est au plus haut.

À l’intĂ©rieur de cette crise globale, les cadres et les hommes sont particuliĂšrement touchĂ©s par l’insatisfaction vis-Ă -vis de leur travail, tandis que les femmes sont les plus affectĂ©es par les sentiments d’agression et d’insĂ©curitĂ©.

Auteurs :

Elizabeth Beasley, chercheuse Ă  l’Observatoire du Bien-ĂȘtre du Cepremap

Mathieu Perona, directeur exĂ©cutif de l’Observatoire du Bien-ĂȘtre du Cepremap

Esther Raineau-Rispal, assistante de recherche Ă  l’Observatoire du Bien-ĂȘtre du Cepremap

(In)satisfaction au travail

Pour imparfaite qu’elle soit comme mesure de l’ensemble des gains monĂ©taires et non-monĂ©taires du travail, la satisfaction vis-Ă -vis du travail n’en constitue pas moins un outil utile pour comprendre la perception qu’ont les personnes en emploi vis-Ă -vis de leur activitĂ© professionnelle, conditionnellement Ă  ce qu’ils pensent ĂȘtre leurs autres options (Levy-Garboua et al., 2007). C’est ainsi que cette dimension a gagnĂ© en visibilitĂ© au cours de la derniĂšre dĂ©cennie, Ă  la fois comme indicateur pour guider les politiques publiques Hamermesh, 2001) et comme outil de management pour obtenir l’engagement des salariĂ©s, gĂ©nĂ©rant tout un ensemble de programmes d’entreprise autour du bonheur au travail.

Sur la base de l’enquĂȘte europĂ©enne EU-SILC, nous avions dressĂ© l’annĂ©e derniĂšre un portrait des relations entre travail et bien-ĂȘtre des Français. En rassemblant les rĂ©sultats des diffĂ©rentes vagues de notre enquĂȘte, allons maintenant examiner comment les diffĂ©rentes gĂ©nĂ©rations de notre panel se positionnent dans cette dimension de satisfaction, et donc quel pourrait ĂȘtre le cƓur de cible des actions destinĂ©es Ă  favoriser le bonheur au travail.

Une crise des quadras…

De maniĂšre gĂ©nĂ©rale, la satisfaction de vie prend dans de nombreuses enquĂȘtes la forme d’un U, les plus satisfaits de leurs vie Ă©tant les jeunes et les jeunes retraitĂ©s, avec entre les deux une courbe qui atteint son nadir entre quarante et cinquante ans1. Nos mesures de satisfaction vis-Ă -vis du travail et des relations professionnelles corroborent cette forme. Les quarantenaires sont Ă  premiĂšre vue les moins Ă©panouis dans leur travail, par rapport aux autres catĂ©gories d’ñge (Figure 1).

On observe ainsi une relation dĂ©croissante entre l’ñge de l’enquĂȘtĂ© et la score de satisfaction dĂ©clarĂ© vis-Ă -vis du travail en gĂ©nĂ©ral2jusqu’à 38 ans, puis un retournement de la tendance jusqu’au dĂ©part en retraite. Un effet de sĂ©lection contribue trĂšs probablement Ă  de phĂ©nomĂšne. Si le taux de chĂŽmage des plus de 50 ans (6,9 % en 2016) est plus faible que celui des 25 – 49 ans (9,3%), leur taux d’activitĂ© est trĂšs nettement plus faible (64,9 % contre 87,9 %), effet du dĂ©couragement et des dispositifs de prĂ©retraite. On peut ainsi imaginer que les personnes les plus satisfaites vis-Ă -vis de leur temps libre sont proportionnellement plus nombreuses parmi celles restant en emploi au-delĂ  de 50 ans.

Satisfaction vis-Ă -vis du travail Satisfaction vis-Ă -vis res relations professionnelles

Figure 1 : Satisfaction vis-Ă -vis du travail
Source : Plateforme « Bien-ĂȘtre » de l’enquĂȘte conjoncture auprĂšs des mĂ©nages, INSEE/CEPREMAP

Il est important de noter ici que cette courbe en U repose sur une photographie de la population Ă  un instant donnĂ©. Nous ne pouvons donc pas distinguer dans cette forme ce qui procĂšde des effets de cycle de vie – les emplois d’entrĂ©e dans la vie professionnelle sont souvent moins Ă©panouissants que ceux de milieux de carriĂšre – des effets de gĂ©nĂ©ration, les diffĂ©rentes cohortes n’arrivant pas sur le marchĂ© du travail avec les mĂȘmes attentes et aspirations3. Vis-Ă -vis des relations professionnelles4, entendues au sens des relations entretenues sur le lieu de travail avec ses collĂšgues, la satisfaction suit une Ă©volution similaire. L’inversion de tendance s’opĂšre un peu plus tard – Ă  43 ans – et on observe une relative stagnation jusqu’à 51 ans. La comparaison des deux courbes met Ă©galement en Ă©vidence que le score dĂ©clarĂ© pour la satisfaction au travail est systĂ©matiquement plus Ă©levĂ© que la note attribuĂ©e aux relations professionnelles.


 qui ne semble pas liĂ© Ă  l’équilibre des temps de vie

Pris entre le marteau de responsabilitĂ©s professionnelles et familiales croissantes5 et l’enclume de mutations technologiques qui conduisent Ă  brouiller les frontiĂšres entre travail et vie privĂ©e, les quarantenaires pourraient ĂȘtre particuliĂšrement peu satisfaits de l’équilibre de leurs temps de vie. Ce n’est pourtant pas ce qui ressort de la rĂ©ponse Ă  notre question sur l’équilibre entre vie privĂ©e et vie professionnelle6. On observe plutĂŽt une tendance croissante avec l’ñge (Figure 2), avec un Ă©cart plus marquĂ© entre les plus jeunes et les plus ĂągĂ©s que pour les autres dimensions de la satisfaction au travail.

Satisfaction vis-Ă -vis de l'Ă©quilibre travail / vie privĂ©eFigure 2 : Satisfaction vis-Ă -vis de l’Ă©quilibre travail / vie privĂ©e
Source : Plateforme « Bien-ĂȘtre » de l’enquĂȘte conjoncture auprĂšs des mĂ©nages, INSEE/CEPREMAP

Des résultats de régressions indiquent par ailleurs que les courbes en U observées sont principalement portées par les hommes et les cadres, pour lesquels les scores de satisfaction vis-à-vis du travail sont les plus faibles en général et la forme en U plus prononcée. Un effet profession et un effet genre se conjuguent donc ici probablement.

Clark (1997)7 montre Ă  ce sujet que les femmes dĂ©clarent des scores de satisfaction au travail plus Ă©levĂ©s, bien que les postes qu’elles occupent soient objectivement de moins bonne qualitĂ© que ceux occupĂ©s par des hommes. Il avance l’idĂ©e d’une diffĂ©rence en termes d’attentes – Ă  rĂ©munĂ©ration et position Ă©gales, les femmes sont plus heureuses puisqu’elles ont des aspirations plus basses que celles des hommes. Il montre ainsi que l’écart de satisfaction disparaĂźt lorsque l’on ne considĂšre que les jeunes travailleurs trĂšs Ă©duquĂ©s, pour lesquels ce diffĂ©rentiel d’attente est probablement beaucoup moins marquĂ©. Nous obtenons des rĂ©sultats similaires avec nos propres donnĂ©es.

Une rupture dans la perception de son environnement

Qu’en est-il des autres facettes de la vie quotidienne de ces mĂȘmes actifs en emploi8 ? La tranche des 40 – 50 ans marque Ă©galement un tournant en termes d’agressivitĂ© ressentie9et de sentiment de sĂ©curitĂ©10(Figure 3).

On observe une relation croissante entre l’ñge et l’agressivitĂ© perçue par le rĂ©pondant jusqu’à 40 ans, puis une relative stagnation avant de dĂ©croĂźtre Ă  partir de 50 ans. Le sentiment de sĂ©curitĂ© a une forme plus aplatie, avec une faible augmentation jusqu’à environ 45 puis tendance lĂ©gĂšrement plus dĂ©croissante.

Les femmes se dĂ©clarent beaucoup moins en sĂ©curitĂ© que les hommes, tous Ăąges confondus : le genre ressort comme un facteur explicatif plus pertinent que l’ñge sur cette question11. Plus gĂ©nĂ©ralement, Crabtree et Nsubuga (2012) montrent que le diffĂ©rentiel entre hommes et femmes en termes de sensation de sĂ©curitĂ© existe dans la plupart des pays dĂ©veloppĂ©s, avec un Ă©cart de plus de vingt points de pourcentage dans la fraction d’individus dĂ©clarant se sentir en sĂ©curitĂ© au Royaume Uni, en France ou encore aux États-Unis.

AgressivitĂ© ressentie durant la journĂ©e Sentiment de sĂ©curitĂ©Figure 3 : AgressivitĂ© ressentie et sentiment de sĂ©curitĂ©
Source : Plateforme « Bien-ĂȘtre » de l’enquĂȘte conjoncture auprĂšs des mĂ©nages, INSEE/CEPREMAP

On observe Ă©galement une relation dĂ©croissante entre l’ñge et la qualitĂ© du lien social, que ce soit du point de vue de la satisfaction vis-Ă -vis des relations avec ses proches12ou du sentiment d’ĂȘtre entourĂ© de gens sur lesquels on peut compter en cas de besoin13(Figure 4).

Les valeurs reportĂ©es restent nĂ©anmoins assez Ă©levĂ©es pour tous les rĂ©pondants (rappelons que pour toutes les questions, les rĂ©pondants doivent se positionner sur une Ă©chelle de 0 Ă  10, et la moyenne de la satisfaction vis-Ă -vis des relations avec les proches varie de 8 Ă  9 selon l’ñge). S’il n’y a pas de rupture de la tendance au niveau de la quarantaine, on constate par ailleurs pour ce mĂȘme indicateur que le point le plus bas est atteint un peu avant 50 ans, aprĂšs quoi la relation devient lĂ©gĂšrement croissante.

Satisfaction vis-Ă -vis des relations avec ses proches PrĂ©sence de personnes sur lesquelles on peut compterFigure 4 : QualitĂ© des liens sociaux
Source : Plateforme « Bien-ĂȘtre » de l’enquĂȘte conjoncture auprĂšs des mĂ©nages, INSEE/CEPREMAP

Qualité du temps libre

Enfin, les personnes ùgées de 40 à 50 ans déclarent également les scores moyens les plus faibles au niveau de la satisfaction vis-à-vis de son temps libre14(Figure 5).

On retrouve une forme de U, bien que la relation soit plus constante que dĂ©croissante pour les moins de 50 ans. Le point minimal est atteint un peu avant 40 ans, et il n’y a pas de rĂ©elle augmentation avant 50 ans, ce qui est un autre signe de rupture pour cette tranche d’ñge. En revanche, la satisfaction vis-Ă -vis du temps libre augmente trĂšs fortement pour les plus de 50 ans restant dans l’emploi15.

On note par ailleurs que c’est Ă©galement pour cette cohorte qu’il existe un Ă©cart entre les hommes et les femmes, ces derniĂšres reportant des scores moins Ă©levĂ©s que la moyenne.

Satisfaction vis-Ă -vis du temps libreFigure 5 : Satisfaction vis-Ă -vis de son temps libre
Source : Plateforme « Bien-ĂȘtre » de l’enquĂȘte conjoncture auprĂšs des mĂ©nages, INSEE/CEPREMAP

CombinĂ©e Ă  la Figure 2, qui ne mettait pas en Ă©vidence une insatisfaction particuliĂšre vis-Ă -vis de l’équilibre entre vie professionnelle et vie privĂ©e, et aux Ă©lĂ©ments relatifs Ă  l’environnement proche, la Figure 5 suggĂšre que le mal-ĂȘtre des quarantenaires est bel et bien liĂ© Ă  la qualitĂ© de leur expĂ©rience, tant au travail que lors de leur temps libre, plutĂŽt qu’à une pression exclusivement professionnelle.

Références

  1. David Branchflower et Andrew Oswald, “The midlife low in human beings”, Vox.eu, 16 septembre 2017

  2. Clara Champagne, Ariane PailhĂ©, Anne Solaz (2015) « Le temps domestique et parental des hommes et des femmes : quels facteurs d’évolutions en 25 ans ? », Économie et statistique, 478-479-480: 209-242, DOI: 10.3406/estat.2015.10563

  3. Andrew E. Clark (1997) “Job satisfaction and gender: Why are women so happy at work?” , Labour Economics, 4(4): 341-372, DOI: 10.1016/S0927-5371(97)00010-9

  4. Clark, A. E., Diener, E., Georgellis, Y., & Lucas, R. E. (2008). « Lags and leads in life satisfaction: A test of the baseline hypothesis ». The Economic Journal, 118(529).

  5. Steve Crabtree, Faith Nsubuga (2012) “Women Feel Less Safe Than Men in Many Developed Countries”, Gallup Inc., Disponible sur www.news.gallup.com

  6. Francis Green (2010) “Well-being, job satisfaction and labour mobility”, Labour Economics, 17(3):897-903, DOI: 10.1016/j.mabeco.2010.04.002

  7. Daniel S. Hamermesh (2001) “The Changing Distribution of Job Satisfaction”, Journal of Human Resources, 36(1): 1-30, DOI: 10.3386/w7332

  8. Daniel S. Hamermesh (2004) “Subjective outcomes in economics”, Southern Economic Journal, 71(1): 2-13, DOI: 10.3386/w10361

  9. Louis Lévy-Garboua, Claude Montmarquette (2007) « Job Satisfaction and Quits », Labour Economics, 14(2): 251-268, DOI: 10.1016/j.labeco.2005.08.003

  10. Claire Vandendriessche (2017) « La Vie au travail », Observatoire du Bien-Être du CEPREMAP, n°2017-04

Notes

1 Cette forme en U se retrouve dans de nombreuses enquĂȘtes sur la satisfaction de vie en gĂ©nĂ©ral. Voir par exemple D. Blanchflower et A. Oswald, « The midlife low in human beings », Vox.eu, 2017.

2 RĂ©ponses Ă  la question : « Dans quelle mesure ĂȘtes-vous satisfait(e) de votre travail en gĂ©nĂ©ral ? »

3 Les Ă©tudes gĂ©nĂ©rationnelles tendent en effet Ă  montrer que les diffĂ©rentes gĂ©nĂ©rations ont des attentes contrastĂ©es vis-Ă -vis de leur environnement professionnel, attitudes enracinĂ©es dans l’environnement social, politique et Ă©conomique de leurs annĂ©es de formation et d’entrĂ©e dans l’emploi. Ces diffĂ©rences ont Ă©tĂ© popularisĂ©es sous les termes « GĂ©nĂ©ration X / Y », « Millenials », etc. Les quadras de notre Ă©chantillon sont nĂ©s entre 1968 et 1978, et sont donc entrĂ©s sur le marchĂ© du travail Ă  la fin des annĂ©es 1980 et la fin des annĂ©es 1990, la dĂ©cennie 1990 Ă©tant marquĂ©e par un niveau de chĂŽmage Ă©levĂ©.

4 RĂ©ponses Ă  la question : « Dans quelle mesure ĂȘtes-vous satisfait(e) de vos relations professionnelles, des relations que vous avez sur votre lieu de travail ou d’étude ? »

5 L’ñge moyen des femmes au premier enfant en France Ă©tait de 28,5 ans en France (Insee PremiĂšre n°1642, 27/03/2017). Les quarantenaires ayant des enfants sont donc en moyenne d’enfants allant de la prĂ©-adolescence aux jeunes adultes.

6 RĂ©ponses Ă  la question : « Dans quelle mesure ĂȘtes-vous satisfait(e) de l’équilibre entre le temps que vous consacrez Ă  vos proches (enfants, parents, conjoint, amis proches) et le temps que vous consacrez Ă  votre travail ? »

7 L’étude de Clark (1997) mobilise un large panel britannique.

8  Nous aurions pu pour cette section considĂ©rer les rĂ©ponses de l’ensemble des enquĂȘtĂ©s. Afin d’ĂȘtre comparables Ă  la premiĂšre section, nous nous sommes limitĂ©s aux actifs en emploi.

9 RĂ©ponses Ă  la question : « Au cours de la journĂ©e d’hier, avez-vous ressenti de l’agressivité ? »

10 Réponses à la question : « Dans quelle mesure vous sentez-vous en sécurité lorsque vous marchez seul(e) dans votre quartier à la nuit tombée ? »

11 Les Chiffres-clef de l’Insee issus de l’enquĂȘte Cadre de vie et sĂ©curitĂ© 2017 mettent Ă©galement fortement en Ă©vidence cet Ă©cart.

12 RĂ©ponses Ă  la question : «  Dans quelle mesure ĂȘtes-vous satisfait(e) de vos relations avec vos proches ? »

13 Réponses à la question : « Y a-t-il des gens autour de vous sur qui vous pouvez compter en cas de besoin ? »

14 RĂ©ponses Ă  la question : «  Dans quelle mesure ĂȘtes-vous satisfait(e) de votre temps libre, du temps que vous pouvez utiliser comme bon vous semble ? »

15 L’effet de sĂ©lection Ă©voquĂ© plus haut joue probablement un rĂŽle important dans cette question.