Étendue et perception de la violence au travail

Note
Observatoire du bien-ĂȘtre

La violence au travail n’a en France rien d’anecdotique. InterrogĂ©s sur leurs conditions de travail, pratiquement un tiers des rĂ©pondants dĂ©clarent avoir Ă©tĂ© exposĂ©s Ă  un comportement malveillant au cours de l’annĂ©e. Cette malveillance prend des formes multiples, et cumulatives : plus d’un tiers des personnes concernĂ©es sont exposĂ©es Ă  au moins trois comportements hostiles diffĂ©rents. Afin de bien prendre acte de l’ampleur de ce phĂ©nomĂšne, nous dressons un panorama de ces comportements, en tĂȘte desquels figurent des attitudes malheureusement ordinaires, comme la critique injuste ou les entraves Ă  l’expression de la personne. Du cĂŽtĂ© des victimes, l’ñge ou le mĂ©pris envers la profession exercĂ©e constituent les motifs les plus souvent dĂ©clarĂ©s.

Les femmes sont plus souvent que les hommes victimes de ces comportements, hostiles, et particuliĂšrement ceux comportant une teneur sexuelle. Le cumul de comportements malveillants est alors encore plus frĂ©quent – au moins cinq types d’attaques diffĂ©rentes pour la moitiĂ© des individus exposĂ©s Ă  de tels comportements. Dans ce contexte, des comportements a priori sans contenu sexuel prennent une coloration sexiste. Les femmes sont d’ailleurs les premiĂšres Ă  bien identifier cette contamination, et attribuent beaucoup plus souvent que les hommes les comportements hostiles Ă  leur sexe. Chez les hommes, les motifs relatifs Ă  l’origine, la nationalitĂ© ou les convictions religieuses et politiques sont relativement plus frĂ©quents.

En Ă©tendant le champ pour intĂ©grer des comportements en apparence plus anodins, telles les blagues sexistes, nous prenons la mesure d’un sexisme ordinaire largement rĂ©pandu et tolĂ©rĂ© dans le monde du travail en France. S’ils sont les plus exposĂ©s Ă  ce genre de propos, les moins de trente ans sont nombreux Ă  ne pas se sentir dĂ©rangĂ©s par ces propos.

Autrice :

Iris Laugier, assistante de recherche Ă  l’Observatoire du Bien-ĂȘtre du Cepremap1

En France en 2015, 20 % des femmes et 15,5 % des hommes dĂ©clarent avoir subi au moins un fait de violence au travail au cours des douze derniers mois. Ces chiffres sont issus d’un ouvrage Ă  paraĂźtre au printemps 2020, dans lequel un groupe de chercheurs de l’Ined Ă©tudie en profondeur les violences de genre dans l’ensemble des sphĂšres de la vie (couple, famille, travail, Ă©tudes, espaces publics) Ă  travers l’analyse des rĂ©sultats de l’enquĂȘte VIRAGE (2015). Sylvie Cromer et Adeline Raymond, les auteures du chapitre sur la violence au travail, y mettent en avant l’ampleur de cette violence, Ă  la fois dans la pluralitĂ© des formes et des frĂ©quences qu’elle peut prendre, mais aussi dans les multiples auteurs qui en sont Ă  son origine et les divers lieux oĂč elle est exercĂ©e. À l’aide des enquĂȘtes Conditions de travail (CT 2013) et Conditions de travail et Risques psycho-sociaux (CT-RPS 2016) menĂ©es par la DARES, la DGAFP, la DREES et l’INSEE, nous avons voulu contribuer Ă  mieux cerner la violence au travail, tant dans son Ă©tendue que dans la perception qu’en ont les individus qui y sont confrontĂ©s. Nous ne sommes certes pas les premiers Ă  nous intĂ©resser Ă  ces dimensions de la vie au travail. Par exemple, une note de la DARES (DARES Analyses n°046, E. Algava (2016)), met en avant l’étendue des comportements hostiles au travail Ă  travers la vague 2013 de l’enquĂȘte Conditions de travail (« 35 % des actifs occupĂ©s signalent avoir subi un comportement hostile dans le cadre de leur travail au cours des 12 derniers mois Â»). Son auteure dĂ©crit aussi une prĂ©valence quatre fois plus forte chez les femmes que chez les hommes du sentiment d’avoir Ă©tĂ© exposĂ©es Ă  un comportement d’origine sexiste. Notre note est un prolongement de cette Ă©tude, dans le sens oĂč certains Ă©lĂ©ments de notre analyse réétudient ces questions, mais sur l’ensemble des donnĂ©es disponibles Ă  ce jour (vagues 2013 et 2016). Notre note est aussi un complĂ©ment Ă  cette analyse puisque nous y approfondissons l’étude des diffĂ©rences d’exposition entre les femmes et les hommes selon les dimensions de la violence considĂ©rĂ©es, ainsi que les diffĂ©rences en ce qui concerne les raisons soulevĂ©es par les victimes comme ayant pu ĂȘtre Ă  l’origine de ces comportements.

L’ampleur de l’exposition à la violence au travail

En premier lieu, il convient de s’entendre sur ce que nous dĂ©signons comme de la violence au travail.

L’État2 dĂ©finit le harcĂšlement moral au travail comme suit : « Le harcĂšlement moral se manifeste par des agissements malveillants rĂ©pĂ©tĂ©s : remarques dĂ©sobligeantes, intimidations, insultes
 Ces agissements entraĂźnent une forte dĂ©gradation des conditions de travail de la victime, et peuvent : porter atteinte Ă  ses droits et Ă  sa dignitĂ©, altĂ©rer sa santĂ© physique ou mentale ou compromettre son avenir professionnel. Â». Ainsi, il semble important de noter que les comportements que nous allons dĂ©crire et analyser dans cette note (voir encadrĂ© mĂ©thodologique pour la formulation exacte des questions) sont proches de cette dĂ©finition du harcĂšlement, du fait du caractĂšre systĂ©matique des faits dĂ©clarĂ©s et de leur nature.

Dans cette Ă©tude, nous dĂ©signerons ces comportements par l’expression comportements hostiles3 ou comportements malveillants. Notre champ d’analyse est celui de l’ensemble des actifs occupĂ©s.

Au niveau agrĂ©gĂ© tout d’abord, 31 % des rĂ©pondants Ă  l’enquĂȘte dĂ©clarent avoir Ă©tĂ© exposĂ©s Ă  au moins un comportement hostile de maniĂšre systĂ©matique au cours des douze derniers mois. Chez les femmes, l’exposition est lĂ©gĂšrement plus Ă©levĂ©e que chez les hommes : 32,9 % des femmes (1 femme sur 3) et 29,5 % des hommes dĂ©clarent avoir subi au moins un comportement malveillant au travail. Nous trouvons que cette diffĂ©rence d’exposition entre les femmes et les hommes est statistiquement significative.

Figure 1 : EnquĂȘtes Conditions de travail 2013 (CT-2013) et Conditions de travail et Risques psychosociaux 2016 (CT-RPS 2016). DonnĂ©es groupĂ©es et pondĂ©rĂ©es. N=54 846. Champ : Actifs occupĂ©s, France entiĂšre.
Les * indiquent que nous avons rejetĂ© (au seuil de 1 %) l’hypothĂšse selon laquelle la part d’individus dĂ©clarant le comportement hostile en question est la mĂȘme pour les deux sexes. L’absence d’étoile signifie que le test n’a pas permis de rejeter l’hypothĂšse selon laquelle l’exposition est la mĂȘme pour les deux sexes.

La Figure 1 prĂ©sente la part d’individus dĂ©clarant avoir Ă©tĂ© exposĂ©s au travail Ă  chacun des comportements considĂ©rĂ©s sur l’ensemble des vagues 2013 et 2016 oĂč ces questions ont Ă©tĂ© posĂ©es. Les dimensions auxquelles les individus semblent ĂȘtre relativement les plus exposĂ©s sont la critique injuste du travail (18,3 % des rĂ©pondants) et le fait d’ĂȘtre systĂ©matiquement ignorĂ© (16,7 % des rĂ©pondants). Certaines de ces dimensions sont extrĂȘmement subjectives, comme par exemple la critique injuste du travail, mais l’objectif est justement de tenter d’apprĂ©hender dans quelle mesure les actifs ont le sentiment d’ĂȘtre confrontĂ©s Ă  de telles pratiques.

La part d’individus exposĂ©s Ă  l’ensemble des comportements assimilables Ă  du harcĂšlement fait ressortir une perception dĂ©gradĂ©e et dĂ©valorisante de la vie au travail pour une partie importante de la population active. Ainsi, 10,4 % rapportent qu’une ou des personnes les empĂȘchent systĂ©matiquement de s’exprimer, 7,5 % dĂ©clarent que leur travail est systĂ©matiquement sabotĂ© ou qu’ils sont systĂ©matiquement chargĂ©s de tĂąches inutiles ou dĂ©gradantes par une ou plusieurs personnes.

En menant ensuite une analyse de l’exposition aux comportements hostiles selon le sexe, il est notable que pour toutes les dimensions oĂč une diffĂ©rence significative en termes d’exposition est dĂ©celĂ©e selon le sexe (celles marquĂ©es d’une Ă©toile sur la Figure 1), la part de femmes victimes du comportement malveillant considĂ©rĂ© est toujours supĂ©rieure Ă  celle des hommes. Le MinistĂšre dĂ©finit aussi le harcĂšlement sexuel, forme particuliĂšre de harcĂšlement, comme « le fait d’imposer Ă  une personne, de façon rĂ©pĂ©tĂ©e, des propos ou comportements Ă  connotation sexuelle ou sexiste, qui portent atteinte Ă  sa dignitĂ© en raison de leur caractĂšre dĂ©gradant ou humiliant, ou crĂ©ent Ă  son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante. Il y a Ă©galement harcĂšlement sexuel lorsque ces propos ou comportements sont imposĂ©s Ă  une mĂȘme victime par plusieurs personnes, de maniĂšre concertĂ©e ou Ă  l’instigation de l’une d’elles, alors mĂȘme que chacune de ces personnes n’a pas agi de façon rĂ©pĂ©tĂ©e. Â». Des pratiques qui sont spĂ©cifiques au harcĂšlement sexuel sont alors repĂ©rables dans ce pan de questions (propos obscĂšnes, propositions Ă  caractĂšre sexuel de façon insistante). Ainsi 3,6 % des rĂ©pondants dĂ©clarent qu’une ou plusieurs personnes leur ont dit de maniĂšre systĂ©matique des propos obscĂšnes ou dĂ©gradants au cours des douze derniers mois et 1 % des rĂ©pondants dĂ©clarent qu’une ou plusieurs personnes leur ont systĂ©matiquement fait des propositions Ă  caractĂšre sexuel de maniĂšre rĂ©pĂ©tĂ©e au cours des douze derniers mois. RapportĂ© Ă  la population active occupĂ©e, 1 % reprĂ©sente 239 000 personnes potentiellement exposĂ©es Ă  cette forme de harcĂšlement sexuel.

En concordance avec l’analyse de l’enquĂȘte VIRAGE menĂ©e par les chercheurs de l’Ined, nous observons (Figure 2 ) que l’exposition Ă  plusieurs comportements hostiles n’est pas rare. Il existe un continuum de violences auxquelles peuvent faire face les actifs occupĂ©s en France.

Figure 2 : EnquĂȘtes Conditions de travail 2013 (CT-2013) et Conditions de travail et Risques psychosociaux 2016 (CT-RPS 2016). DonnĂ©es groupĂ©es et pondĂ©rĂ©es. N=54 846.

Les femmes et les comportements Ă  teneur sexuelle

Nous avons vu (Figure 1) que les femmes et les hommes n’étaient pas exposĂ©s aux mĂȘmes types de comportements hostiles. Nous analysons maintenant, pour chacun des comportements malveillants repĂ©rĂ©s, leur composition en termes de sexe (Figure 3). Cette investigation indique que pour la plupart des dimensions considĂ©rĂ©es, les comportements sont subis par Ă  peu prĂšs autant de femmes que d’hommes. C’est notamment le cas pour le fait d’ĂȘtre chargĂ© de tĂąches inutiles ou dĂ©gradantes, de voir son travail ĂȘtre sabotĂ© ou d’ĂȘtre exposĂ© Ă  l’insinuation d’ĂȘtre mentalement dĂ©rangĂ©. Pour ces dimensions, nous trouvons qu’il n’existe pas de diffĂ©rence significative entre la part de femmes et d’hommes parmi les victimes. Pour un certain nombre d’autres dimensions, comme le fait d’ĂȘtre ignorĂ© ou d’ĂȘtre le sujet de blagues blessantes ou de mauvais goĂ»t, les femmes sont relativement plus nombreuses parmi les individus exposĂ©s Ă  de tels comportements, mĂȘme si une part significative d’hommes y sont exposĂ©s aussi.

Figure 3 : EnquĂȘtes Conditions de travail 2013 (CT-2013) et Conditions de travail et Risques psychosociaux 2016 (CT-RPS 2016). DonnĂ©es groupĂ©es et pondĂ©rĂ©es. N=54 846. Champ : Actifs occupĂ©s, France entiĂšre.
Les * reportent le niveau avec lequel le test du ChiÂČ a permis de rejeter l’hypothĂšse selon laquelle la part de femmes parmi les victimes est Ă©gale Ă  celle des hommes. (***<0.01 ; **<0.05 ; *<0.1). L’absence d’étoile signifie que le test n’a pas permis de rejeter l’hypothĂšse selon laquelle la part de femmes et d’hommes est Ă©gale parmi les victimes de la dimension considĂ©rĂ©e.
Lecture : 53 % des individus dĂ©clarant avoir Ă©tĂ© systĂ©matiquement ridiculisĂ©s par une ou plusieurs personnes au cours des 12 derniers mois sont des femmes, et 47 % sont des hommes. Nous rejetons au seuil de 1 % l’hypothĂšse selon laquelle il y autant d’hommes que de femmes parmi ces individus. 

Enfin, le plus grand clivage existe pour les propositions Ă  caractĂšre sexuel de façon insistante, qui s’apparentent lĂ©galement Ă  du harcĂšlement sexuel : 71 % des victimes de telles pratiques sont des femmes. Notons aussi que le fait de dĂ©clarer avoir Ă©tĂ© la cible de propos obscĂšnes ou dĂ©gradants, inclut des pratiques proches du harcĂšlement sexuel aussi (propos obscĂšnes), et 55 % des personnes exposĂ©es Ă  ces comportements de maniĂšre systĂ©matique au cours des 12 derniers mois sont des femmes.

Il semble important de souligner que sur les trois dimensions oĂč la part de femmes est la plus Ă©levĂ©e, deux peuvent ĂȘtre perçues comme des dimensions du harcĂšlement sexuel. Cela confirme les rĂ©sultats de l’analyse de l’enquĂȘte VIRAGE oĂč il est dĂ©montrĂ© que les femmes sont majoritairement les victimes des violences sexuelles et sexistes au travail. La place en deuxiĂšme position dans ce classement du fait d’ĂȘtre empĂȘchĂ© de s’exprimer suggĂšre que ce comportement peut Ă©galement comporter un fort biais sexiste. Cela fait Ă©cho aux travaux du sociologue Erving Goffman, expliquant comment la distribution de la parole peut ĂȘtre identifiĂ©e comme une situation oĂč s’observent des relations de pouvoir genrĂ©es.

Parmi les individus qui ont dĂ©clarĂ© avoir subi des propositions Ă  caractĂšre sexuel de façon insistante de la part d’une ou plusieurs personnes de façon systĂ©matique au cours de 12 derniers mois, 88 % rapportent avoir Ă©tĂ© exposĂ©s Ă  plus d’un comportement hostile diffĂ©rent (Figure 4) et 48,1 % d’entre eux en dĂ©clarent cinq ou plus.

Figure 4 : EnquĂȘtes Conditions de travail 2013 (CT-2013) et Conditions de travail et Risques psychosociaux 2016 (CT-RPS 2016). DonnĂ©es groupĂ©es et pondĂ©rĂ©es. N=527. Champ : Actifs occupĂ©s, France entiĂšre.

Les donnĂ©es nous indiquent aussi que les personnes exposĂ©es Ă  des comportements Ă  teneur sexuelle sont Ă©galement exposĂ©s Ă  un plus grand nombre de comportements hostiles que les personnes faisant face Ă  des comportements hostiles sans contenu sexuel. Ainsi, 11,5 % des victimes de propositions Ă  caractĂšre sexuel dĂ©clarent avoir Ă©tĂ© exposĂ©es Ă  un seul comportement hostile au cours des 12 derniers mois quand cette part est plus de trois fois plus forte (39,2 %) chez les individus exposĂ©s Ă  au moins une dimension autre que celle-ci. Cela semble indiquer une vulnĂ©rabilitĂ© plus forte, liĂ©e Ă  un cumul des violences subies au travail plus Ă©levĂ©, chez les individus exposĂ©s Ă  des comportements assimilables Ă  du harcĂšlement sexuel.

Le sexisme au travail

La dimension sexiste d’un comportement est par nature difficile Ă  observer objectivement, en particulier dans des enquĂȘtes procĂ©dant par questionnaire. Pour Ă©valuer ce phĂ©nomĂšne, nous nous appuyons sur le ressenti des individus exposĂ©s Ă  ces comportements. Les individus ayant Ă©tĂ© exposĂ©s Ă  au moins une des dimensions du harcĂšlement peuvent indiquer, pour plusieurs propositions diffĂ©rentes, s’ils pensent qu’il s’agit d’une raison pour laquelle ils ont subi ces comportements.

Figure 5 : EnquĂȘtes Conditions de travail 2013 (CT-2013) et Conditions de travail et Risques psychosociaux 2016 (CT-RPS 2016). DonnĂ©es groupĂ©es et pondĂ©rĂ©es. N=54 846. Champ : Actifs occupĂ©s, France entiĂšre.
Les * reportent le niveau avec lequel le test du ChiÂČ a permis de rejeter l’hypothĂšse selon laquelle la proportion de femmes invoquant la raison considĂ©rĂ©e est Ă©gale Ă  celle des hommes. (***<0.01 ; **<0.05 ; *<0.1). L’absence d’étoile signifie que le test n’a pas permis de rejeter l’hypothĂšse selon laquelle les femmes et les hommes d
éclarent
autant la raison considérée.
Lecture : 6,8 % des hommes contre 3,5 % des femmes pensent avoir subi un ou des comportement(s) hostile(s) Ă  cause de leur couleur de peau. Nous rejetons Ă  un seuil de 1 % l’hypothĂšse selon laquelle femmes et homme invoquent autant ce motif.

Nous constatons (Figure 5) tout d’abord que le motif le plus frĂ©quemment citĂ© par les deux sexes est la profession. C’est une victime sur cinq qui pense qu’un comportement hostile est liĂ© Ă  cette derniĂšre. Cela signifie que le mĂ©pris Ă  l’égard d’une profession est ressenti comme prenant le pas sur le respect dĂ» Ă  la personne et semble donc ĂȘtre rĂ©vĂ©lateur de tensions fortes entre catĂ©gories sociales. Aussi, nous observons que les hommes se distinguent sur les dimensions ethno-culturelles : ils Ă©voquent plus souvent leur nationalitĂ©, religion ou couleur de peau comme Ă©tant Ă  l’origine de la violence subie au travail. Ils sont aussi en proportion plus nombreux que les femmes (6,6 % contre 3,1 %) Ă  penser que ces comportements sont liĂ©s Ă  leur appartenance Ă  un syndicat ou Ă  une organisation professionnelle. MĂȘme si les hommes sont en moyenne un peu plus syndiquĂ©s que les femmes (12 % contre 10 % des actifs occupĂ©s en 2016), cet Ă©cart ne semble pas pouvoir entiĂšrement s’expliquer par cela. Pour d’autres caractĂ©ristiques, les proportions de femmes et d’hommes pensant que les comportements subis y sont liĂ©s sont trĂšs proches et on ne peut pas rejeter l’hypothĂšse selon laquelle les parts d’hommes et de femmes invoquant ces raisons sont Ă©gales. Par exemple, 5,2 % des hommes et 4,9 % des femmes pensent que leur Ă©tat de santĂ© ou leur handicap pourraient avoir motivĂ© ces comportements ou encore 7,9 % des hommes et 9,9 % des femmes pensent que ces comportements peuvent avoir Ă©tĂ© motivĂ©s par leur physique (poids ou taille).

Un point crucial ressort de cette analyse. Alors que seulement 3,5 % des hommes pensent qu’ils ont subi un comportement hostile Ă  cause de leur sexe, 19,7 % des femmes, soit une sur cinq, pensent avoir Ă©tĂ© exposĂ©es Ă  de la violence du fait de leur sexe fĂ©minin, et considĂšrent donc ces comportements (d’aprĂšs la dĂ©finition du harcĂšlement sexuel) comme sexistes. Cela avait dĂ©jĂ  Ă©tĂ© pointĂ© du doigt par la DARES dans sa note d’analyse n°046 sur la vague 2013, et notre Ă©tude valide cela sur l’ensemble des vagues disponibles Ă  ce jour. Nous approfondissons cette analyse et montrons que, selon le comportement hostile considĂ©rĂ©, cette divergence entre les sexes est plus ou moins marquĂ©e (Figure 6).

Figure 6 : EnquĂȘtes Conditions de travail 2013 (CT-2013) et Conditions de travail et Risques psychosociaux 2016 (CT-RPS 2016). DonnĂ©es groupĂ©es et pondĂ©rĂ©es. N=54 846. Champ : Actifs occupĂ©s, France entiĂšre.
Lecture : parmi les individus
ayant systĂ©matiquement reçu des propositions Ă  caractĂšre sexuel de façon insistante de la part d’une ou plusieurs personnes au cours de 12 derniers mois, 83 % des femmes dĂ©clarent avoir Ă©tĂ© exposĂ©es Ă  des comportements sexistes contre 32,7 % des hommes.

Pour les deux sexes, nous voyons que plus le comportement dĂ©clarĂ© est assimilable Ă  du harcĂšlement sexuel, plus la propension Ă  dĂ©clarer ĂȘtre exposĂ© Ă  des comportements sexistes au travail est Ă©levĂ©e. NĂ©anmoins, face Ă  de tels comportements hostiles, les femmes sont toujours plus nombreuses Ă  en avoir une perception sexiste. Autrement dit, face Ă  des comportements assimilables Ă  du harcĂšlement sexuel et donc probablement liĂ©s au sexe de la victime, les femmes dĂ©clarent plus souvent que les hommes percevoir un caractĂšre sexiste dans cette violence. En effet, parmi les femmes qui ont subi des propos obscĂšnes ou dĂ©gradants de maniĂšre systĂ©matique (seulement ou parmi d’autres comportements) au cours de l’annĂ©e passĂ©e, 43,7 % dĂ©clarent qu’elles pensent que ce comportement est liĂ© Ă  leur sexe fĂ©minin, et est donc sexiste. Cette part est six fois plus faible (7,2 %) chez les hommes. Alors que 83 % des femmes victimes de propositions Ă  caractĂšre sexuel de façon insistante pensent que ces propositions sont des comportements sexistes, cette part est deux fois et demie plus faible (32,7 %) chez les hommes. Ces rĂ©sultats semblent indiquer qu’une perception sexiste est endurĂ©e et invoquĂ©e en grande majoritĂ© par les femmes dans leur expĂ©rience de la violence au travail.

Une culture sexiste répandue

Au-delĂ  des comportements que nous avons vus jusqu’ici, qui sont tous trĂšs proches de la dĂ©finition lĂ©gale du harcĂšlement, il existe une multiplicitĂ© de comportements plus difficiles Ă  classer mais qui peuvent contribuer fortement Ă  une ambiance de travail hostile. La vague 2016 de l’enquĂȘte apprĂ©hende cette dimension en demandant aux rĂ©pondants la frĂ©quence Ă  laquelle ils entendent des blagues ou propos dĂ©sobligeants sur les femmes. Les donnĂ©es font ressortir l’étendue de tels comportements sexistes dans le monde du travail en France (Figure 7).

Figure 7 : EnquĂȘte Conditions de travail et Risques psychosociaux 2016 (CT-RPS 2016). DonnĂ©es groupĂ©es et pondĂ©rĂ©es. N=10 108 (H) et N=12 874 (F). Champ : Actifs occupĂ©s, France entiĂšre.

Ce sont 46,5 % des rĂ©pondants qui dĂ©clarent entendre toujours, souvent ou parfois de tels propos. Lorsque l’on analyse cette frĂ©quence par sexe, nous obtenons que 53,8% des hommes contre 38,7% des femmes entendent de tels propos. Le fait que les hommes entendent relativement plus souvent de tels propos sur les femmes peut suggĂ©rer qu’ils sont Ă©changĂ©s entre hommes, comme une sorte de socialisation, nourrissant la culture d’une ambiance de travail sexiste, entre travailleurs masculins. Lorsque les personnes ayant Ă©tĂ© exposĂ©es Ă  de tels propos au travail sont interrogĂ©es pour dĂ©terminer si elles sont dĂ©rangĂ©es par ces paroles, seulement 17,6 % des femmes et 14,5 % des hommes dĂ©clarent l’ĂȘtre beaucoup et 42,1 % des femmes et 40,5 % des hommes disent ne pas du tout l’ĂȘtre (Figure 8).

Figure 8 : EnquĂȘte Conditions de travail et Risques psychosociaux 2016 (CT-RPS 2016). DonnĂ©es groupĂ©es et pondĂ©rĂ©es. N=5 564 (H) et N=5 322 (F). Champ : Actifs occupĂ©s, France entiĂšre. L’hypothĂšse selon laquelle les femmes et les hommes rĂ©pondent de la mĂȘme maniĂšre Ă  cette question a Ă©tĂ© rejetĂ©e avec un risque de premiĂšre espĂšce de 5 %.

MĂȘme si les femmes sont relativement plus nombreuses que les hommes Ă  dĂ©clarer ĂȘtre trĂšs dĂ©rangĂ©es face Ă  ces propos, elles sont relativement plus nombreuses Ă  dĂ©clarer ne pas du tout l’ĂȘtre. Alors que, comme dĂ©veloppĂ© plus haut, les femmes exposĂ©es Ă  des comportements malveillants les ressentent plus souvent comme Ă©tant sexistes (motivĂ©s par leur sexe fĂ©minin), il semble important de questionner pourquoi, lorsqu’elles Ă©voluent dans une ambiance sexiste au travail, les femmes dĂ©clarent Ă  une si grande frĂ©quence ne pas du tout en ĂȘtre dĂ©rangĂ©es. Dans l’ouvrage de l’INED analysant les rĂ©sultats de l’enquĂȘte VIRAGE, les auteures proposent plusieurs pistes d’explication pour tenter de comprendre le taux Ă©levĂ© de dĂ©claration de non gravitĂ© face aux violences subies au travail. Les auteures parlent notamment d’un « sentiment d’impuissance qui peut conduire Ă  une forme de rĂ©signation, sinon Ă  l’acceptabilitĂ© Â». Cette forme de rĂ©signation peut ĂȘtre l’une des origines au taux Ă©levĂ© de femmes qui dĂ©clarent ne pas du tout ĂȘtre dĂ©rangĂ©es lorsqu’elles entendent des blagues ou propos dĂ©sobligeants sur les femmes au travail.

Pour finir, nous avons voulu savoir si ce niveau extrĂȘmement Ă©levĂ© (41 % des rĂ©pondants ne sont pas du tout dĂ©rangĂ©s face Ă  de tels propos) pouvait s’interprĂ©ter comme un phĂ©nomĂšne gĂ©nĂ©rationnel. En effet, une hypothĂšse possible est que ce sont les actifs les plus ĂągĂ©s qui tolĂšrent le plus ces propos tandis que les jeunes actifs incarnent une pensĂ©e neuve et moins sexiste. Une alternative est qu’il s’agit plutĂŽt d’une reprĂ©sentation sociale, de ce qui est considĂ©rĂ© comme acceptable ou non d’entendre et de dire sur les femmes, ancrĂ©e dans les esprits de toutes les gĂ©nĂ©rations.

Figure 9 : EnquĂȘte Conditions de travail et Risques psychosociaux 2016 (CT-RPS 2016). DonnĂ©es groupĂ©es et pondĂ©rĂ©es. N=5 564 (H) et N=5 322 (F) Champ : Actifs occupĂ©s, France entiĂšre. Les * reportent le niveau avec lequel le test du ChiÂČ a permis de rejeter l’hypothĂšse selon laquelle la proportion de femmes rĂ©pondant ĂȘtre beaucoup/un peu/pas du tout dĂ©rangĂ©es par ces propos est diffĂ©rente de celle des hommes, par tranche d’ñge (***<0.01 ; **<0.05 ; *<0.1). L’absence d’étoile signifie que le test n’a pas permis de rejet l’hypothĂšse selon laquelle ces deux parts sont Ă©gales.

Lecture : 18,5 % des femmes de 15 Ă  29 ans dĂ©clarent ĂȘtre beaucoup dĂ©rangĂ©es par ces propos et 9 % des hommes de cette tranche d’ñge. Nous rejetons avec une p-value infĂ©rieure Ă  5 % l’hypothĂšse que chez les 15-29 ans les femmes et les hommes dĂ©clarent en mĂȘme proportion ĂȘtre beaucoup dĂ©rangĂ©s par ces propos.

Le constat est assez surprenant (Figure 9) : chez les hommes, la part d’individus dĂ©clarant ĂȘtre trĂšs dĂ©rangĂ©s par de tels propos est la plus faible chez les plus jeunes d’entre eux (15-29 ans, jeunes actifs). Ils sont 53 % Ă  dĂ©clarer ne pas du tout ĂȘtre dĂ©rangĂ©s par ces propos. Il semble donc qu’en fait, chez les actifs occupĂ©s masculins, le degrĂ© de tolĂ©rance Ă  ces propos sexistes soit le plus prononcĂ© chez les plus jeunes d’entre eux. En ce qui concerne les femmes, le constat inverse semble se dessiner. MĂȘme si la part des femmes n’étant pas du tout dĂ©rangĂ©es par de tels propos reste trĂšs Ă©levĂ©e (de 47,5 % Ă  37,6 % selon la tranche d’ñge), 18,5 % des jeunes actives occupĂ©es confrontĂ©es Ă  des propos sexistes dĂ©clarent en ĂȘtre trĂšs dĂ©rangĂ©es. Pour les individus ĂągĂ©s de 30 Ă  44 ans et de 45 Ă  59 ans, on remarque que la mĂȘme part, chez les femmes et chez les hommes, disent ĂȘtre trĂšs dĂ©rangĂ©s par ces propos. La tranche d’ñge des 15-29 ans est la seule oĂč nous trouvons une diffĂ©rence significative entre la part de femmes et d’hommes rĂ©pondant ĂȘtre trĂšs dĂ©rangĂ©s par ces propos. Cela souligne un clivage non nĂ©gligeable entre femmes et hommes de cette tranche d’ñge quant Ă  l’acceptabilitĂ© des propos sexistes au travail.

Annexes

Méthodologie

S’agissant de sujets sensibles, les questions sur ces comportements ne sont pas posĂ©es au cours du questionnaire en face Ă  face, mais l’enquĂȘtĂ© y rĂ©pond seul lors d’un questionnaire auto-administrĂ©. Cela permet de limiter un biais de sous-dĂ©claration de tels comportements, bien plus probable lors d’une enquĂȘte en face Ă  face. Nous avons utilisĂ© les questions suivantes pour mesurer la violence au travail :

Au cours des douze derniers mois, vous est-il arrivĂ© de vivre au travail les situations difficiles suivantes ? Une ou plusieurs personnes se comportent systĂ©matiquement avec vous de la façon suivante


  • Vous empĂȘche de vous exprimer
  • Vous ridiculise en public
  • Critique injustement votre travail
  • Vous charge de tĂąches inutiles ou dĂ©gradantes
  • Sabote votre travail, vous empĂȘche de travailler correctement
  • Laisse entendre que vous ĂȘtes mentalement dĂ©rangĂ©
  • Vous dit des choses obscĂšnes ou dĂ©gradantes
  • Vous fait des propositions Ă  caractĂšre sexuel de façon insistante
  • Vous fait des blagues blessantes ou de mauvais goĂ»t, se moque de vous
  • Vous ignore, fait comme si vous n’étiez pas lĂ 

Données

L’enquĂȘte Conditions de travail (CT) est menĂ©e depuis 1978 par la DARES tous les sept ans environ, afin de mesurer au mieux les conditions de travail, telles qu’elles sont perçues par les travailleurs eux-mĂȘmes. Son contenu Ă©volue donc avec les Ă©volutions du monde du travail pour les cerner au mieux. Ainsi, suite aux recommandations du CollĂšge d’expertise rĂ©uni en 2009 sur le suivi des risques psychosociaux, l’enquĂȘte a Ă©tĂ© complĂ©tĂ©e par un pan de questions permettant d’évaluer ces risques au travail. Depuis 2013 les enquĂȘtes Conditions de travail (CT) et Conditions de travail – Risques psychosociaux (CT-RPS) sont articulĂ©es et l’une ou l’autre est rĂ©alisĂ©e tous les 3 ans, en alternance. L’enquĂȘte CT-RPS prĂ©sente la spĂ©cificitĂ© d’inclure davantage de questions sur les risques psychosociaux.  La vague 2013 est la premiĂšre dans laquelle les questions sur les comportements hostiles ont Ă©tĂ© introduites. En 2013, 33 673 individus ont Ă©tĂ© interrogĂ©es et en 2016 27 700 dont 24 640 actifs occupĂ©s l’ont Ă©tĂ©. Ces enquĂȘtes fournissent des Ă©chantillons reprĂ©sentatifs de la population active occupĂ©e en France mĂ©tropolitaine et des quatre dĂ©partements d’Outre-mer couvert (Martinique, Guyane, Guadeloupe et La RĂ©union).

Définitions légales du harcÚlement moral et sexuel

Les dĂ©finitions du harcĂšlement moral et sexuel sont lĂ©galement inscrites dans le Code du Travail comme suit :

-l’article L 1152-1 pour le harcĂšlement moral :

« Aucun salariĂ© ne doit subir les agissements rĂ©pĂ©tĂ©s de harcĂšlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dĂ©gradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte Ă  ses droits et Ă  sa dignitĂ©, d’altĂ©rer sa santĂ© physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel. Â»

-l’article L 1153-1 pour le harcĂšlement sexuel :

« Aucun salariĂ© ne doit subir des faits :

1° Soit de harcÚlement sexuel, constitué par des propos ou comportements à connotation sexuelle répétés qui soit portent atteinte à sa dignité en raison de leur caractÚre dégradant ou humiliant, soit créent à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante;

2° Soit assimilĂ©s au harcĂšlement sexuel, consistant en toute forme de pression grave, mĂȘme non rĂ©pĂ©tĂ©e, exercĂ©e dans le but rĂ©el ou apparent d’obtenir un acte de nature sexuelle, que celui-ci soit recherchĂ© au profit de l’auteur des faits ou au profit d’un tiers. Â» 

Bibliographie

 Algava, E., Dans quels contextes les comportements sexistes au travail sont-ils le plus frĂ©quent ?, DARES Analyses n° 046, septembre 2016.

 Beque, M., Mauroux, A., Baradji, E., Dennevault, C., Quelles sont les Ă©volutions rĂ©centes des conditions de travail et des risques psychosociaux ?, DARES RĂ©sultats n°082, dĂ©cembre 2017

Brown E., Debauche A., Hamel H., Mazuy, M, Violences et rapports de genre : EnquĂȘte sur les violences de genre en France, Collection Grandes EnquĂȘtes, Editions de l’Ined, Ă  paraĂźtre au printemps 2020

Cromer S., Raymond A., Violences et rapports de genre : EnquĂȘte sur les violences de genre en France, Chapitre 7 : Violences au travail, un risque systĂ©mique, Collection Grandes EnquĂȘtes, Editions de l’Ined, Ă  paraĂźtre au printemps 2020

Goffman E., The arrangement between the sexes  Theory and Society, vol. 4, no 3, p. 301-331, 1977.

  1. Remerciements : Nous tenons Ă  remercier Sylvie Cromer pour avoir partagĂ© avec nous son regard d’experte sur le sujet de la violence de genre, et pour la qualitĂ© des Ă©changes que nous avons pu avoir avec elle au cours de l’élaboration de cette note. Nous remercions aussi AmĂ©lie Mauroux pour sa disponibilitĂ© et pour avoir rĂ©pondu Ă  nos questions sur les enquĂȘtes Conditions de Travail
  2. Site du service public, la Direction de l’information lĂ©gale et administrative (Premier ministre), MinistĂšre chargĂ© de la justice. La dĂ©finition lĂ©gale du harcĂšlement inscrite dans le Code du Travail est disponible en annexe de cette note.
  3. Nous empruntons cette appellation Ă  la DARES : DARES Analyses n°046, E. Algava (2016).