La violence au travail nâa en France rien dâanecdotique. InterrogĂ©s sur leurs conditions de travail, pratiquement un tiers des rĂ©pondants dĂ©clarent avoir Ă©tĂ© exposĂ©s Ă un comportement malveillant au cours de lâannĂ©e. Cette malveillance prend des formes multiples, et cumulatives : plus dâun tiers des personnes concernĂ©es sont exposĂ©es Ă au moins trois comportements hostiles diffĂ©rents. Afin de bien prendre acte de lâampleur de ce phĂ©nomĂšne, nous dressons un panorama de ces comportements, en tĂȘte desquels figurent des attitudes malheureusement ordinaires, comme la critique injuste ou les entraves Ă lâexpression de la personne. Du cĂŽtĂ© des victimes, lâĂąge ou le mĂ©pris envers la profession exercĂ©e constituent les motifs les plus souvent dĂ©clarĂ©s.
Les femmes sont plus souvent que les hommes victimes de ces comportements, hostiles, et particuliĂšrement ceux comportant une teneur sexuelle. Le cumul de comportements malveillants est alors encore plus frĂ©quent â au moins cinq types dâattaques diffĂ©rentes pour la moitiĂ© des individus exposĂ©s Ă de tels comportements. Dans ce contexte, des comportements a priori sans contenu sexuel prennent une coloration sexiste. Les femmes sont dâailleurs les premiĂšres Ă bien identifier cette contamination, et attribuent beaucoup plus souvent que les hommes les comportements hostiles Ă leur sexe. Chez les hommes, les motifs relatifs Ă lâorigine, la nationalitĂ© ou les convictions religieuses et politiques sont relativement plus frĂ©quents.
En Ă©tendant le champ pour intĂ©grer des comportements en apparence plus anodins, telles les blagues sexistes, nous prenons la mesure dâun sexisme ordinaire largement rĂ©pandu et tolĂ©rĂ© dans le monde du travail en France. Sâils sont les plus exposĂ©s Ă ce genre de propos, les moins de trente ans sont nombreux Ă ne pas se sentir dĂ©rangĂ©s par ces propos.
Autrice :
Iris Laugier, assistante de recherche Ă lâObservatoire du Bien-ĂȘtre du Cepremap1
En France en 2015, 20 % des femmes et 15,5 % des hommes dĂ©clarent avoir subi au moins un fait de violence au travail au cours des douze derniers mois. Ces chiffres sont issus dâun ouvrage Ă paraĂźtre au printemps 2020, dans lequel un groupe de chercheurs de lâIned Ă©tudie en profondeur les violences de genre dans lâensemble des sphĂšres de la vie (couple, famille, travail, Ă©tudes, espaces publics) Ă travers lâanalyse des rĂ©sultats de lâenquĂȘte VIRAGE (2015). Sylvie Cromer et Adeline Raymond, les auteures du chapitre sur la violence au travail, y mettent en avant lâampleur de cette violence, Ă la fois dans la pluralitĂ© des formes et des frĂ©quences quâelle peut prendre, mais aussi dans les multiples auteurs qui en sont Ă son origine et les divers lieux oĂč elle est exercĂ©e. Ă lâaide des enquĂȘtes Conditions de travail (CT 2013) et Conditions de travail et Risques psycho-sociaux (CT-RPS 2016) menĂ©es par la DARES, la DGAFP, la DREES et lâINSEE, nous avons voulu contribuer Ă mieux cerner la violence au travail, tant dans son Ă©tendue que dans la perception quâen ont les individus qui y sont confrontĂ©s. Nous ne sommes certes pas les premiers Ă nous intĂ©resser Ă ces dimensions de la vie au travail. Par exemple, une note de la DARES (DARES Analyses n°046, E. Algava (2016)), met en avant lâĂ©tendue des comportements hostiles au travail Ă travers la vague 2013 de lâenquĂȘte Conditions de travail (« 35 % des actifs occupĂ©s signalent avoir subi un comportement hostile dans le cadre de leur travail au cours des 12 derniers mois »). Son auteure dĂ©crit aussi une prĂ©valence quatre fois plus forte chez les femmes que chez les hommes du sentiment dâavoir Ă©tĂ© exposĂ©es Ă un comportement dâorigine sexiste. Notre note est un prolongement de cette Ă©tude, dans le sens oĂč certains Ă©lĂ©ments de notre analyse réétudient ces questions, mais sur lâensemble des donnĂ©es disponibles Ă ce jour (vagues 2013 et 2016). Notre note est aussi un complĂ©ment Ă cette analyse puisque nous y approfondissons lâĂ©tude des diffĂ©rences dâexposition entre les femmes et les hommes selon les dimensions de la violence considĂ©rĂ©es, ainsi que les diffĂ©rences en ce qui concerne les raisons soulevĂ©es par les victimes comme ayant pu ĂȘtre Ă lâorigine de ces comportements.
Lâampleur de lâexposition Ă la violence au travail
En premier lieu, il convient de sâentendre sur ce que nous dĂ©signons comme de la violence au travail.
LâĂtat2 dĂ©finit le harcĂšlement moral au travail comme suit : « Le harcĂšlement moral se manifeste par des agissements malveillants rĂ©pĂ©tĂ©s : remarques dĂ©sobligeantes, intimidations, insultes⊠Ces agissements entraĂźnent une forte dĂ©gradation des conditions de travail de la victime, et peuvent : porter atteinte Ă ses droits et Ă sa dignitĂ©, altĂ©rer sa santĂ© physique ou mentale ou compromettre son avenir professionnel. ». Ainsi, il semble important de noter que les comportements que nous allons dĂ©crire et analyser dans cette note (voir encadrĂ© mĂ©thodologique pour la formulation exacte des questions) sont proches de cette dĂ©finition du harcĂšlement, du fait du caractĂšre systĂ©matique des faits dĂ©clarĂ©s et de leur nature.
Dans cette Ă©tude, nous dĂ©signerons ces comportements par lâexpression comportements hostiles3 ou comportements malveillants. Notre champ dâanalyse est celui de lâensemble des actifs occupĂ©s.
Au niveau agrĂ©gĂ© tout dâabord, 31 % des rĂ©pondants Ă lâenquĂȘte dĂ©clarent avoir Ă©tĂ© exposĂ©s Ă au moins un comportement hostile de maniĂšre systĂ©matique au cours des douze derniers mois. Chez les femmes, lâexposition est lĂ©gĂšrement plus Ă©levĂ©e que chez les hommes : 32,9 % des femmes (1 femme sur 3) et 29,5 % des hommes dĂ©clarent avoir subi au moins un comportement malveillant au travail. Nous trouvons que cette diffĂ©rence dâexposition entre les femmes et les hommes est statistiquement significative.

Les * indiquent que nous avons rejetĂ© (au seuil de 1 %) lâhypothĂšse selon laquelle la part dâindividus dĂ©clarant le comportement hostile en question est la mĂȘme pour les deux sexes. Lâabsence dâĂ©toile signifie que le test nâa pas permis de rejeter lâhypothĂšse selon laquelle lâexposition est la mĂȘme pour les deux sexes.
La Figure 1 prĂ©sente la part dâindividus dĂ©clarant avoir Ă©tĂ© exposĂ©s au travail Ă chacun des comportements considĂ©rĂ©s sur lâensemble des vagues 2013 et 2016 oĂč ces questions ont Ă©tĂ© posĂ©es. Les dimensions auxquelles les individus semblent ĂȘtre relativement les plus exposĂ©s sont la critique injuste du travail (18,3 % des rĂ©pondants) et le fait dâĂȘtre systĂ©matiquement ignorĂ© (16,7 % des rĂ©pondants). Certaines de ces dimensions sont extrĂȘmement subjectives, comme par exemple la critique injuste du travail, mais lâobjectif est justement de tenter dâapprĂ©hender dans quelle mesure les actifs ont le sentiment dâĂȘtre confrontĂ©s Ă de telles pratiques.
La part dâindividus exposĂ©s Ă lâensemble des comportements assimilables Ă du harcĂšlement fait ressortir une perception dĂ©gradĂ©e et dĂ©valorisante de la vie au travail pour une partie importante de la population active. Ainsi, 10,4 % rapportent quâune ou des personnes les empĂȘchent systĂ©matiquement de sâexprimer, 7,5 % dĂ©clarent que leur travail est systĂ©matiquement sabotĂ© ou quâils sont systĂ©matiquement chargĂ©s de tĂąches inutiles ou dĂ©gradantes par une ou plusieurs personnes.
En menant ensuite une analyse de lâexposition aux comportements hostiles selon le sexe, il est notable que pour toutes les dimensions oĂč une diffĂ©rence significative en termes dâexposition est dĂ©celĂ©e selon le sexe (celles marquĂ©es dâune Ă©toile sur la Figure 1), la part de femmes victimes du comportement malveillant considĂ©rĂ© est toujours supĂ©rieure Ă celle des hommes. Le MinistĂšre dĂ©finit aussi le harcĂšlement sexuel, forme particuliĂšre de harcĂšlement, comme « le fait d’imposer Ă une personne, de façon rĂ©pĂ©tĂ©e, des propos ou comportements Ă connotation sexuelle ou sexiste, qui portent atteinte Ă sa dignitĂ© en raison de leur caractĂšre dĂ©gradant ou humiliant, ou crĂ©ent Ă son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante. Il y a Ă©galement harcĂšlement sexuel lorsque ces propos ou comportements sont imposĂ©s Ă une mĂȘme victime par plusieurs personnes, de maniĂšre concertĂ©e ou Ă l’instigation de l’une d’elles, alors mĂȘme que chacune de ces personnes n’a pas agi de façon rĂ©pĂ©tĂ©e. ». Des pratiques qui sont spĂ©cifiques au harcĂšlement sexuel sont alors repĂ©rables dans ce pan de questions (propos obscĂšnes, propositions Ă caractĂšre sexuel de façon insistante). Ainsi 3,6 % des rĂ©pondants dĂ©clarent quâune ou plusieurs personnes leur ont dit de maniĂšre systĂ©matique des propos obscĂšnes ou dĂ©gradants au cours des douze derniers mois et 1 % des rĂ©pondants dĂ©clarent quâune ou plusieurs personnes leur ont systĂ©matiquement fait des propositions Ă caractĂšre sexuel de maniĂšre rĂ©pĂ©tĂ©e au cours des douze derniers mois. RapportĂ© Ă la population active occupĂ©e, 1 % reprĂ©sente 239 000 personnes potentiellement exposĂ©es Ă cette forme de harcĂšlement sexuel.
En concordance avec lâanalyse de lâenquĂȘte VIRAGE menĂ©e par les chercheurs de lâIned, nous observons (Figure 2 ) que lâexposition Ă plusieurs comportements hostiles nâest pas rare. Il existe un continuum de violences auxquelles peuvent faire face les actifs occupĂ©s en France.

Les femmes et les comportements Ă teneur sexuelle
Nous avons vu (Figure 1) que les femmes et les hommes nâĂ©taient pas exposĂ©s aux mĂȘmes types de comportements hostiles. Nous analysons maintenant, pour chacun des comportements malveillants repĂ©rĂ©s, leur composition en termes de sexe (Figure 3). Cette investigation indique que pour la plupart des dimensions considĂ©rĂ©es, les comportements sont subis par Ă peu prĂšs autant de femmes que dâhommes. Câest notamment le cas pour le fait dâĂȘtre chargĂ© de tĂąches inutiles ou dĂ©gradantes, de voir son travail ĂȘtre sabotĂ© ou dâĂȘtre exposĂ© Ă lâinsinuation dâĂȘtre mentalement dĂ©rangĂ©. Pour ces dimensions, nous trouvons quâil nâexiste pas de diffĂ©rence significative entre la part de femmes et dâhommes parmi les victimes. Pour un certain nombre dâautres dimensions, comme le fait dâĂȘtre ignorĂ© ou dâĂȘtre le sujet de blagues blessantes ou de mauvais goĂ»t, les femmes sont relativement plus nombreuses parmi les individus exposĂ©s Ă de tels comportements, mĂȘme si une part significative dâhommes y sont exposĂ©s aussi.

Les * reportent le niveau avec lequel le test du ChiÂČ a permis de rejeter lâhypothĂšse selon laquelle la part de femmes parmi les victimes est Ă©gale Ă celle des hommes. (***<0.01 ; **<0.05 ; *<0.1). Lâabsence dâĂ©toile signifie que le test nâa pas permis de rejeter lâhypothĂšse selon laquelle la part de femmes et dâhommes est Ă©gale parmi les victimes de la dimension considĂ©rĂ©e.
Lecture : 53 % des individus dĂ©clarant avoir Ă©tĂ© systĂ©matiquement ridiculisĂ©s par une ou plusieurs personnes au cours des 12 derniers mois sont des femmes, et 47 % sont des hommes. Nous rejetons au seuil de 1 % lâhypothĂšse selon laquelle il y autant dâhommes que de femmes parmi ces individus.
Enfin, le plus grand clivage existe pour les propositions Ă caractĂšre sexuel de façon insistante, qui sâapparentent lĂ©galement Ă du harcĂšlement sexuel : 71 % des victimes de telles pratiques sont des femmes. Notons aussi que le fait de dĂ©clarer avoir Ă©tĂ© la cible de propos obscĂšnes ou dĂ©gradants, inclut des pratiques proches du harcĂšlement sexuel aussi (propos obscĂšnes), et 55 % des personnes exposĂ©es Ă ces comportements de maniĂšre systĂ©matique au cours des 12 derniers mois sont des femmes.
Il semble important de souligner que sur les trois dimensions oĂč la part de femmes est la plus Ă©levĂ©e, deux peuvent ĂȘtre perçues comme des dimensions du harcĂšlement sexuel. Cela confirme les rĂ©sultats de lâanalyse de lâenquĂȘte VIRAGE oĂč il est dĂ©montrĂ© que les femmes sont majoritairement les victimes des violences sexuelles et sexistes au travail. La place en deuxiĂšme position dans ce classement du fait dâĂȘtre empĂȘchĂ© de sâexprimer suggĂšre que ce comportement peut Ă©galement comporter un fort biais sexiste. Cela fait Ă©cho aux travaux du sociologue Erving Goffman, expliquant comment la distribution de la parole peut ĂȘtre identifiĂ©e comme une situation oĂč s’observent des relations de pouvoir genrĂ©es.
Parmi les individus qui ont dĂ©clarĂ© avoir subi des propositions Ă caractĂšre sexuel de façon insistante de la part dâune ou plusieurs personnes de façon systĂ©matique au cours de 12 derniers mois, 88 % rapportent avoir Ă©tĂ© exposĂ©s Ă plus dâun comportement hostile diffĂ©rent (Figure 4) et 48,1 % dâentre eux en dĂ©clarent cinq ou plus.

Les données nous indiquent aussi que les personnes exposées à des comportements à teneur sexuelle sont également exposés à un plus grand nombre de comportements hostiles que les personnes faisant face à des comportements hostiles sans contenu sexuel. Ainsi, 11,5 % des victimes de propositions à caractÚre sexuel déclarent avoir été exposées à un seul comportement hostile au cours des 12 derniers mois quand cette part est plus de trois fois plus forte (39,2 %) chez les individus exposés à au moins une dimension autre que celle-ci. Cela semble indiquer une vulnérabilité plus forte, liée à un cumul des violences subies au travail plus élevé, chez les individus exposés à des comportements assimilables à du harcÚlement sexuel.
Le sexisme au travail
La dimension sexiste dâun comportement est par nature difficile Ă observer objectivement, en particulier dans des enquĂȘtes procĂ©dant par questionnaire. Pour Ă©valuer ce phĂ©nomĂšne, nous nous appuyons sur le ressenti des individus exposĂ©s Ă ces comportements. Les individus ayant Ă©tĂ© exposĂ©s Ă au moins une des dimensions du harcĂšlement peuvent indiquer, pour plusieurs propositions diffĂ©rentes, sâils pensent quâil sâagit dâune raison pour laquelle ils ont subi ces comportements.

Les * reportent le niveau avec lequel le test du ChiÂČ a permis de rejeter lâhypothĂšse selon laquelle la proportion de femmes invoquant la raison considĂ©rĂ©e est Ă©gale Ă celle des hommes. (***<0.01 ; **<0.05 ; *<0.1). Lâabsence dâĂ©toile signifie que le test nâa pas permis de rejeter lâhypothĂšse selon laquelle les femmes et les hommes d
éclarent
autant la raison considérée.
Lecture : 6,8 % des hommes contre 3,5 % des femmes pensent avoir subi un ou des comportement(s) hostile(s) Ă cause de leur couleur de peau. Nous rejetons Ă un seuil de 1 % lâhypothĂšse selon laquelle femmes et homme invoquent autant ce motif.
Nous constatons (Figure 5) tout dâabord que le motif le plus frĂ©quemment citĂ© par les deux sexes est la profession. Câest une victime sur cinq qui pense quâun comportement hostile est liĂ© Ă cette derniĂšre. Cela signifie que le mĂ©pris Ă lâĂ©gard dâune profession est ressenti comme prenant le pas sur le respect dĂ» Ă la personne et semble donc ĂȘtre rĂ©vĂ©lateur de tensions fortes entre catĂ©gories sociales. Aussi, nous observons que les hommes se distinguent sur les dimensions ethno-culturelles : ils Ă©voquent plus souvent leur nationalitĂ©, religion ou couleur de peau comme Ă©tant Ă lâorigine de la violence subie au travail. Ils sont aussi en proportion plus nombreux que les femmes (6,6 % contre 3,1 %) Ă penser que ces comportements sont liĂ©s Ă leur appartenance Ă un syndicat ou Ă une organisation professionnelle. MĂȘme si les hommes sont en moyenne un peu plus syndiquĂ©s que les femmes (12 % contre 10 % des actifs occupĂ©s en 2016), cet Ă©cart ne semble pas pouvoir entiĂšrement sâexpliquer par cela. Pour dâautres caractĂ©ristiques, les proportions de femmes et dâhommes pensant que les comportements subis y sont liĂ©s sont trĂšs proches et on ne peut pas rejeter lâhypothĂšse selon laquelle les parts dâhommes et de femmes invoquant ces raisons sont Ă©gales. Par exemple, 5,2 % des hommes et 4,9 % des femmes pensent que leur Ă©tat de santĂ© ou leur handicap pourraient avoir motivĂ© ces comportements ou encore 7,9 % des hommes et 9,9 % des femmes pensent que ces comportements peuvent avoir Ă©tĂ© motivĂ©s par leur physique (poids ou taille).
Un point crucial ressort de cette analyse. Alors que seulement 3,5 % des hommes pensent quâils ont subi un comportement hostile Ă cause de leur sexe, 19,7 % des femmes, soit une sur cinq, pensent avoir Ă©tĂ© exposĂ©es Ă de la violence du fait de leur sexe fĂ©minin, et considĂšrent donc ces comportements (dâaprĂšs la dĂ©finition du harcĂšlement sexuel) comme sexistes. Cela avait dĂ©jĂ Ă©tĂ© pointĂ© du doigt par la DARES dans sa note dâanalyse n°046 sur la vague 2013, et notre Ă©tude valide cela sur lâensemble des vagues disponibles Ă ce jour. Nous approfondissons cette analyse et montrons que, selon le comportement hostile considĂ©rĂ©, cette divergence entre les sexes est plus ou moins marquĂ©e (Figure 6).

Lecture : parmi les individus
ayant systĂ©matiquement reçu des propositions Ă caractĂšre sexuel de façon insistante de la part dâune ou plusieurs personnes au cours de 12 derniers mois, 83 % des femmes dĂ©clarent avoir Ă©tĂ© exposĂ©es Ă des comportements sexistes contre 32,7 % des hommes.
Pour les deux sexes, nous voyons que plus le comportement dĂ©clarĂ© est assimilable Ă du harcĂšlement sexuel, plus la propension Ă dĂ©clarer ĂȘtre exposĂ© Ă des comportements sexistes au travail est Ă©levĂ©e. NĂ©anmoins, face Ă de tels comportements hostiles, les femmes sont toujours plus nombreuses Ă en avoir une perception sexiste. Autrement dit, face Ă des comportements assimilables Ă du harcĂšlement sexuel et donc probablement liĂ©s au sexe de la victime, les femmes dĂ©clarent plus souvent que les hommes percevoir un caractĂšre sexiste dans cette violence. En effet, parmi les femmes qui ont subi des propos obscĂšnes ou dĂ©gradants de maniĂšre systĂ©matique (seulement ou parmi dâautres comportements) au cours de lâannĂ©e passĂ©e, 43,7 % dĂ©clarent quâelles pensent que ce comportement est liĂ© Ă leur sexe fĂ©minin, et est donc sexiste. Cette part est six fois plus faible (7,2 %) chez les hommes. Alors que 83 % des femmes victimes de propositions Ă caractĂšre sexuel de façon insistante pensent que ces propositions sont des comportements sexistes, cette part est deux fois et demie plus faible (32,7 %) chez les hommes. Ces rĂ©sultats semblent indiquer quâune perception sexiste est endurĂ©e et invoquĂ©e en grande majoritĂ© par les femmes dans leur expĂ©rience de la violence au travail.
Une culture sexiste répandue
Au-delĂ des comportements que nous avons vus jusquâici, qui sont tous trĂšs proches de la dĂ©finition lĂ©gale du harcĂšlement, il existe une multiplicitĂ© de comportements plus difficiles Ă classer mais qui peuvent contribuer fortement Ă une ambiance de travail hostile. La vague 2016 de lâenquĂȘte apprĂ©hende cette dimension en demandant aux rĂ©pondants la frĂ©quence Ă laquelle ils entendent des blagues ou propos dĂ©sobligeants sur les femmes. Les donnĂ©es font ressortir lâĂ©tendue de tels comportements sexistes dans le monde du travail en France (Figure 7).

Ce sont 46,5 % des rĂ©pondants qui dĂ©clarent entendre toujours, souvent ou parfois de tels propos. Lorsque lâon analyse cette frĂ©quence par sexe, nous obtenons que 53,8% des hommes contre 38,7% des femmes entendent de tels propos. Le fait que les hommes entendent relativement plus souvent de tels propos sur les femmes peut suggĂ©rer quâils sont Ă©changĂ©s entre hommes, comme une sorte de socialisation, nourrissant la culture dâune ambiance de travail sexiste, entre travailleurs masculins. Lorsque les personnes ayant Ă©tĂ© exposĂ©es Ă de tels propos au travail sont interrogĂ©es pour dĂ©terminer si elles sont dĂ©rangĂ©es par ces paroles, seulement 17,6 % des femmes et 14,5 % des hommes dĂ©clarent lâĂȘtre beaucoup et 42,1 % des femmes et 40,5 % des hommes disent ne pas du tout lâĂȘtre (Figure 8).

MĂȘme si les femmes sont relativement plus nombreuses que les hommes Ă dĂ©clarer ĂȘtre trĂšs dĂ©rangĂ©es face Ă ces propos, elles sont relativement plus nombreuses Ă dĂ©clarer ne pas du tout lâĂȘtre. Alors que, comme dĂ©veloppĂ© plus haut, les femmes exposĂ©es Ă des comportements malveillants les ressentent plus souvent comme Ă©tant sexistes (motivĂ©s par leur sexe fĂ©minin), il semble important de questionner pourquoi, lorsquâelles Ă©voluent dans une ambiance sexiste au travail, les femmes dĂ©clarent Ă une si grande frĂ©quence ne pas du tout en ĂȘtre dĂ©rangĂ©es. Dans lâouvrage de lâINED analysant les rĂ©sultats de lâenquĂȘte VIRAGE, les auteures proposent plusieurs pistes dâexplication pour tenter de comprendre le taux Ă©levĂ© de dĂ©claration de non gravitĂ© face aux violences subies au travail. Les auteures parlent notamment dâun « sentiment dâimpuissance qui peut conduire Ă une forme de rĂ©signation, sinon Ă lâacceptabilitĂ© ». Cette forme de rĂ©signation peut ĂȘtre lâune des origines au taux Ă©levĂ© de femmes qui dĂ©clarent ne pas du tout ĂȘtre dĂ©rangĂ©es lorsquâelles entendent des blagues ou propos dĂ©sobligeants sur les femmes au travail.
Pour finir, nous avons voulu savoir si ce niveau extrĂȘmement Ă©levĂ© (41 % des rĂ©pondants ne sont pas du tout dĂ©rangĂ©s face Ă de tels propos) pouvait sâinterprĂ©ter comme un phĂ©nomĂšne gĂ©nĂ©rationnel. En effet, une hypothĂšse possible est que ce sont les actifs les plus ĂągĂ©s qui tolĂšrent le plus ces propos tandis que les jeunes actifs incarnent une pensĂ©e neuve et moins sexiste. Une alternative est quâil sâagit plutĂŽt dâune reprĂ©sentation sociale, de ce qui est considĂ©rĂ© comme acceptable ou non dâentendre et de dire sur les femmes, ancrĂ©e dans les esprits de toutes les gĂ©nĂ©rations.

Lecture : 18,5 % des femmes de 15 Ă 29 ans dĂ©clarent ĂȘtre beaucoup dĂ©rangĂ©es par ces propos et 9 % des hommes de cette tranche dâĂąge. Nous rejetons avec une p-value infĂ©rieure Ă 5 % lâhypothĂšse que chez les 15-29 ans les femmes et les hommes dĂ©clarent en mĂȘme proportion ĂȘtre beaucoup dĂ©rangĂ©s par ces propos.
Le constat est assez surprenant (Figure 9) : chez les hommes, la part dâindividus dĂ©clarant ĂȘtre trĂšs dĂ©rangĂ©s par de tels propos est la plus faible chez les plus jeunes dâentre eux (15-29 ans, jeunes actifs). Ils sont 53 % Ă dĂ©clarer ne pas du tout ĂȘtre dĂ©rangĂ©s par ces propos. Il semble donc quâen fait, chez les actifs occupĂ©s masculins, le degrĂ© de tolĂ©rance Ă ces propos sexistes soit le plus prononcĂ© chez les plus jeunes dâentre eux. En ce qui concerne les femmes, le constat inverse semble se dessiner. MĂȘme si la part des femmes nâĂ©tant pas du tout dĂ©rangĂ©es par de tels propos reste trĂšs Ă©levĂ©e (de 47,5 % Ă 37,6 % selon la tranche dâĂąge), 18,5 % des jeunes actives occupĂ©es confrontĂ©es Ă des propos sexistes dĂ©clarent en ĂȘtre trĂšs dĂ©rangĂ©es. Pour les individus ĂągĂ©s de 30 Ă 44 ans et de 45 Ă 59 ans, on remarque que la mĂȘme part, chez les femmes et chez les hommes, disent ĂȘtre trĂšs dĂ©rangĂ©s par ces propos. La tranche dâĂąge des 15-29 ans est la seule oĂč nous trouvons une diffĂ©rence significative entre la part de femmes et dâhommes rĂ©pondant ĂȘtre trĂšs dĂ©rangĂ©s par ces propos. Cela souligne un clivage non nĂ©gligeable entre femmes et hommes de cette tranche dâĂąge quant Ă lâacceptabilitĂ© des propos sexistes au travail.
Annexes
Méthodologie
Sâagissant de sujets sensibles, les questions sur ces comportements ne sont pas posĂ©es au cours du questionnaire en face Ă face, mais lâenquĂȘtĂ© y rĂ©pond seul lors dâun questionnaire auto-administrĂ©. Cela permet de limiter un biais de sous-dĂ©claration de tels comportements, bien plus probable lors dâune enquĂȘte en face Ă face. Nous avons utilisĂ© les questions suivantes pour mesurer la violence au travail :
Au cours des douze derniers mois, vous est-il arrivĂ© de vivre au travail les situations difficiles suivantes ? Une ou plusieurs personnes se comportent systĂ©matiquement avec vous de la façon suivanteâŠ
- Vous empĂȘche de vous exprimer
- Vous ridiculise en public
- Critique injustement votre travail
- Vous charge de tùches inutiles ou dégradantes
- Sabote votre travail, vous empĂȘche de travailler correctement
- Laisse entendre que vous ĂȘtes mentalement dĂ©rangĂ©
- Vous dit des choses obscÚnes ou dégradantes
- Vous fait des propositions à caractÚre sexuel de façon insistante
- Vous fait des blagues blessantes ou de mauvais goût, se moque de vous
- Vous ignore, fait comme si vous nâĂ©tiez pas lĂ
Données
LâenquĂȘte Conditions de travail (CT) est menĂ©e depuis 1978 par la DARES tous les sept ans environ, afin de mesurer au mieux les conditions de travail, telles quâelles sont perçues par les travailleurs eux-mĂȘmes. Son contenu Ă©volue donc avec les Ă©volutions du monde du travail pour les cerner au mieux. Ainsi, suite aux recommandations du CollĂšge dâexpertise rĂ©uni en 2009 sur le suivi des risques psychosociaux, lâenquĂȘte a Ă©tĂ© complĂ©tĂ©e par un pan de questions permettant dâĂ©valuer ces risques au travail. Depuis 2013 les enquĂȘtes Conditions de travail (CT) et Conditions de travail â Risques psychosociaux (CT-RPS) sont articulĂ©es et lâune ou lâautre est rĂ©alisĂ©e tous les 3 ans, en alternance. LâenquĂȘte CT-RPS prĂ©sente la spĂ©cificitĂ© dâinclure davantage de questions sur les risques psychosociaux. La vague 2013 est la premiĂšre dans laquelle les questions sur les comportements hostiles ont Ă©tĂ© introduites. En 2013, 33 673 individus ont Ă©tĂ© interrogĂ©es et en 2016 27 700 dont 24 640 actifs occupĂ©s lâont Ă©tĂ©. Ces enquĂȘtes fournissent des Ă©chantillons reprĂ©sentatifs de la population active occupĂ©e en France mĂ©tropolitaine et des quatre dĂ©partements dâOutre-mer couvert (Martinique, Guyane, Guadeloupe et La RĂ©union).
Définitions légales du harcÚlement moral et sexuel
Les définitions du harcÚlement moral et sexuel sont légalement inscrites dans le Code du Travail comme suit :
-lâarticle L 1152-1 pour le harcĂšlement moral :
« Aucun salariĂ© ne doit subir les agissements rĂ©pĂ©tĂ©s de harcĂšlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dĂ©gradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte Ă ses droits et Ă sa dignitĂ©, d’altĂ©rer sa santĂ© physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel. »
-lâarticle L 1153-1 pour le harcĂšlement sexuel :
« Aucun salarié ne doit subir des faits :
1° Soit
de harcĂšlement sexuel, constituĂ© par des propos ou comportements Ă
connotation sexuelle répétés qui soit portent atteinte à sa
dignité en raison de leur caractÚre dégradant ou humiliant, soit
créent à son encontre une situation intimidante, hostile ou
offensante;
2° Soit assimilés au harcÚlement sexuel,
consistant en toute forme de pression grave, mĂȘme non rĂ©pĂ©tĂ©e,
exercĂ©e dans le but rĂ©el ou apparent d’obtenir un acte de nature
sexuelle, que celui-ci soit recherchĂ© au profit de l’auteur des
faits ou au profit d’un tiers. »
Bibliographie
Algava, E., Dans quels contextes les comportements sexistes au travail sont-ils le plus fréquent ?, DARES Analyses n° 046, septembre 2016.
Beque, M., Mauroux, A., Baradji, E., Dennevault, C., Quelles sont les évolutions récentes des conditions de travail et des risques psychosociaux ?, DARES Résultats n°082, décembre 2017
Brown E., Debauche A., Hamel H., Mazuy, M, Violences et rapports de genre : EnquĂȘte sur les violences de genre en France, Collection Grandes EnquĂȘtes, Editions de lâIned, Ă paraĂźtre au printemps 2020
Cromer S., Raymond A., Violences et rapports de genre : EnquĂȘte sur les violences de genre en France, Chapitre 7 : Violences au travail, un risque systĂ©mique, Collection Grandes EnquĂȘtes, Editions de lâIned, Ă paraĂźtre au printemps 2020
Goffman E., The arrangement between the sexes Theory and Society, vol. 4, no 3, p. 301-331, 1977.
- Remerciements : Nous tenons Ă remercier Sylvie Cromer pour avoir partagĂ© avec nous son regard dâexperte sur le sujet de la violence de genre, et pour la qualitĂ© des Ă©changes que nous avons pu avoir avec elle au cours de lâĂ©laboration de cette note. Nous remercions aussi AmĂ©lie Mauroux pour sa disponibilitĂ© et pour avoir rĂ©pondu Ă nos questions sur les enquĂȘtes Conditions de Travail
- Site du service public, la Direction de l’information lĂ©gale et administrative (Premier ministre), MinistĂšre chargĂ© de la justice. La dĂ©finition lĂ©gale du harcĂšlement inscrite dans le Code du Travail est disponible en annexe de cette note.
- Nous empruntons cette appellation à la DARES : DARES Analyses n°046, E. Algava (2016).