Note de l’Observatoire du Bien-être n°2018-01 : Le tournant de la quarantaine

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Dans de très nombreux pays, la moyenne des réponses à la question « Êtes-vous satisfait de la vie que vous menez » forme une courbe en U en fonction de l’âge : jeunes et jeunes retraités sont les plus satisfaits, les quadras les moins. Dans cette note, nous examinons la manière dont ce phénomène s’observe dans notre enquête au prisme de deux domaines, le travail et l’environnement quotidien.

Dans ces deux domaines, la génération des quarantenaires, les « quadras », nés entre 1968 et 1978 dans notre enquête, se déclare particulièrement peu satisfaite. La satisfaction vis-à-vis du travail et celle vis-à-vis des relations de travail y est au plus bas, tandis que le sentiment d’exposition à l’agressivité et à l’insécurité y est au plus haut.

À l’intérieur de cette crise globale, les cadres et les hommes sont particulièrement touchés par l’insatisfaction vis-à-vis de leur travail, tandis que les femmes sont les plus affectées par les sentiments d’agression et d’insécurité.

Auteurs :

Elizabeth Beasley, chercheuse à l’Observatoire du Bien-être du Cepremap

Mathieu Perona, directeur exécutif de l’Observatoire du Bien-être du Cepremap

Esther Raineau-Rispal, assistante de recherche à l’Observatoire du Bien-être du Cepremap

(In)satisfaction au travail

Pour imparfaite qu’elle soit comme mesure de l’ensemble des gains monétaires et non-monétaires du travail, la satisfaction vis-à-vis du travail n’en constitue pas moins un outil utile pour comprendre la perception qu’ont les personnes en emploi vis-à-vis de leur activité professionnelle, conditionnellement à ce qu’ils pensent être leurs autres options (Levy-Garboua et al., 2007). C’est ainsi que cette dimension a gagné en visibilité au cours de la dernière décennie, à la fois comme indicateur pour guider les politiques publiques Hamermesh, 2001) et comme outil de management pour obtenir l’engagement des salariés, générant tout un ensemble de programmes d’entreprise autour du bonheur au travail.

Sur la base de l’enquête européenne EU-SILC, nous avions dressé l’année dernière un portrait des relations entre travail et bien-être des Français. En rassemblant les résultats des différentes vagues de notre enquête, allons maintenant examiner comment les différentes générations de notre panel se positionnent dans cette dimension de satisfaction, et donc quel pourrait être le cœur de cible des actions destinées à favoriser le bonheur au travail.

Une crise des quadras…

De manière générale, la satisfaction de vie prend dans de nombreuses enquêtes la forme d’un U, les plus satisfaits de leurs vie étant les jeunes et les jeunes retraités, avec entre les deux une courbe qui atteint son nadir entre quarante et cinquante ans1. Nos mesures de satisfaction vis-à-vis du travail et des relations professionnelles corroborent cette forme. Les quarantenaires sont à première vue les moins épanouis dans leur travail, par rapport aux autres catégories d’âge (Figure 1).

On observe ainsi une relation décroissante entre l’âge de l’enquêté et la score de satisfaction déclaré vis-à-vis du travail en général2jusqu’à 38 ans, puis un retournement de la tendance jusqu’au départ en retraite. Un effet de sélection contribue très probablement à de phénomène. Si le taux de chômage des plus de 50 ans (6,9 % en 2016) est plus faible que celui des 25 – 49 ans (9,3%), leur taux d’activité est très nettement plus faible (64,9 % contre 87,9 %), effet du découragement et des dispositifs de préretraite. On peut ainsi imaginer que les personnes les plus satisfaites vis-à-vis de leur temps libre sont proportionnellement plus nombreuses parmi celles restant en emploi au-delà de 50 ans.

Satisfaction vis-à-vis du travail Satisfaction vis-à-vis res relations professionnelles

Figure 1 : Satisfaction vis-à-vis du travail
Source : Plateforme « Bien-être » de l’enquête conjoncture auprès des ménages, INSEE/CEPREMAP

Il est important de noter ici que cette courbe en U repose sur une photographie de la population à un instant donné. Nous ne pouvons donc pas distinguer dans cette forme ce qui procède des effets de cycle de vie – les emplois d’entrée dans la vie professionnelle sont souvent moins épanouissants que ceux de milieux de carrière – des effets de génération, les différentes cohortes n’arrivant pas sur le marché du travail avec les mêmes attentes et aspirations3. Vis-à-vis des relations professionnelles4, entendues au sens des relations entretenues sur le lieu de travail avec ses collègues, la satisfaction suit une évolution similaire. L’inversion de tendance s’opère un peu plus tard – à 43 ans – et on observe une relative stagnation jusqu’à 51 ans. La comparaison des deux courbes met également en évidence que le score déclaré pour la satisfaction au travail est systématiquement plus élevé que la note attribuée aux relations professionnelles.

… qui ne semble pas lié à l’équilibre des temps de vie

Pris entre le marteau de responsabilités professionnelles et familiales croissantes5 et l’enclume de mutations technologiques qui conduisent à brouiller les frontières entre travail et vie privée, les quarantenaires pourraient être particulièrement peu satisfaits de l’équilibre de leurs temps de vie. Ce n’est pourtant pas ce qui ressort de la réponse à notre question sur l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle6. On observe plutôt une tendance croissante avec l’âge (Figure 2), avec un écart plus marqué entre les plus jeunes et les plus âgés que pour les autres dimensions de la satisfaction au travail.

Satisfaction vis-à-vis de l'équilibre travail / vie privéeFigure 2 : Satisfaction vis-à-vis de l’équilibre travail / vie privée
Source : Plateforme « Bien-être » de l’enquête conjoncture auprès des ménages, INSEE/CEPREMAP

Des résultats de régressions indiquent par ailleurs que les courbes en U observées sont principalement portées par les hommes et les cadres, pour lesquels les scores de satisfaction vis-à-vis du travail sont les plus faibles en général et la forme en U plus prononcée. Un effet profession et un effet genre se conjuguent donc ici probablement.

Clark (1997)7 montre à ce sujet que les femmes déclarent des scores de satisfaction au travail plus élevés, bien que les postes qu’elles occupent soient objectivement de moins bonne qualité que ceux occupés par des hommes. Il avance l’idée d’une différence en termes d’attentes – à rémunération et position égales, les femmes sont plus heureuses puisqu’elles ont des aspirations plus basses que celles des hommes. Il montre ainsi que l’écart de satisfaction disparaît lorsque l’on ne considère que les jeunes travailleurs très éduqués, pour lesquels ce différentiel d’attente est probablement beaucoup moins marqué. Nous obtenons des résultats similaires avec nos propres données.

Une rupture dans la perception de son environnement

Qu’en est-il des autres facettes de la vie quotidienne de ces mêmes actifs en emploi8 ? La tranche des 40 – 50 ans marque également un tournant en termes d’agressivité ressentie9et de sentiment de sécurité10(Figure 3).

On observe une relation croissante entre l’âge et l’agressivité perçue par le répondant jusqu’à 40 ans, puis une relative stagnation avant de décroître à partir de 50 ans. Le sentiment de sécurité a une forme plus aplatie, avec une faible augmentation jusqu’à environ 45 puis tendance légèrement plus décroissante.

Les femmes se déclarent beaucoup moins en sécurité que les hommes, tous âges confondus : le genre ressort comme un facteur explicatif plus pertinent que l’âge sur cette question11. Plus généralement, Crabtree et Nsubuga (2012) montrent que le différentiel entre hommes et femmes en termes de sensation de sécurité existe dans la plupart des pays développés, avec un écart de plus de vingt points de pourcentage dans la fraction d’individus déclarant se sentir en sécurité au Royaume Uni, en France ou encore aux États-Unis.

Agressivité ressentie durant la journée Sentiment de sécuritéFigure 3 : Agressivité ressentie et sentiment de sécurité
Source : Plateforme « Bien-être » de l’enquête conjoncture auprès des ménages, INSEE/CEPREMAP

On observe également une relation décroissante entre l’âge et la qualité du lien social, que ce soit du point de vue de la satisfaction vis-à-vis des relations avec ses proches12ou du sentiment d’être entouré de gens sur lesquels on peut compter en cas de besoin13(Figure 4).

Les valeurs reportées restent néanmoins assez élevées pour tous les répondants (rappelons que pour toutes les questions, les répondants doivent se positionner sur une échelle de 0 à 10, et la moyenne de la satisfaction vis-à-vis des relations avec les proches varie de 8 à 9 selon l’âge). S’il n’y a pas de rupture de la tendance au niveau de la quarantaine, on constate par ailleurs pour ce même indicateur que le point le plus bas est atteint un peu avant 50 ans, après quoi la relation devient légèrement croissante.

Satisfaction vis-à-vis des relations avec ses proches Présence de personnes sur lesquelles on peut compterFigure 4 : Qualité des liens sociaux
Source : Plateforme « Bien-être » de l’enquête conjoncture auprès des ménages, INSEE/CEPREMAP

Qualité du temps libre

Enfin, les personnes âgées de 40 à 50 ans déclarent également les scores moyens les plus faibles au niveau de la satisfaction vis-à-vis de son temps libre14(Figure 5).

On retrouve une forme de U, bien que la relation soit plus constante que décroissante pour les moins de 50 ans. Le point minimal est atteint un peu avant 40 ans, et il n’y a pas de réelle augmentation avant 50 ans, ce qui est un autre signe de rupture pour cette tranche d’âge. En revanche, la satisfaction vis-à-vis du temps libre augmente très fortement pour les plus de 50 ans restant dans l’emploi15.

On note par ailleurs que c’est également pour cette cohorte qu’il existe un écart entre les hommes et les femmes, ces dernières reportant des scores moins élevés que la moyenne.

Satisfaction vis-à-vis du temps libreFigure 5 : Satisfaction vis-à-vis de son temps libre
Source : Plateforme « Bien-être » de l’enquête conjoncture auprès des ménages, INSEE/CEPREMAP

Combinée à la Figure 2, qui ne mettait pas en évidence une insatisfaction particulière vis-à-vis de l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée, et aux éléments relatifs à l’environnement proche, la Figure 5 suggère que le mal-être des quarantenaires est bel et bien lié à la qualité de leur expérience, tant au travail que lors de leur temps libre, plutôt qu’à une pression exclusivement professionnelle.

Références

  1. David Branchflower et Andrew Oswald, “The midlife low in human beings”, Vox.eu, 16 septembre 2017

  2. Clara Champagne, Ariane Pailhé, Anne Solaz (2015) « Le temps domestique et parental des hommes et des femmes : quels facteurs d’évolutions en 25 ans ? », Économie et statistique, 478-479-480: 209-242, DOI: 10.3406/estat.2015.10563

  3. Andrew E. Clark (1997) “Job satisfaction and gender: Why are women so happy at work?” , Labour Economics, 4(4): 341-372, DOI: 10.1016/S0927-5371(97)00010-9

  4. Clark, A. E., Diener, E., Georgellis, Y., & Lucas, R. E. (2008). « Lags and leads in life satisfaction: A test of the baseline hypothesis ». The Economic Journal, 118(529).

  5. Steve Crabtree, Faith Nsubuga (2012) “Women Feel Less Safe Than Men in Many Developed Countries”, Gallup Inc., Disponible sur www.news.gallup.com

  6. Francis Green (2010) “Well-being, job satisfaction and labour mobility”, Labour Economics, 17(3):897-903, DOI: 10.1016/j.mabeco.2010.04.002

  7. Daniel S. Hamermesh (2001) “The Changing Distribution of Job Satisfaction”, Journal of Human Resources, 36(1): 1-30, DOI: 10.3386/w7332

  8. Daniel S. Hamermesh (2004) “Subjective outcomes in economics”, Southern Economic Journal, 71(1): 2-13, DOI: 10.3386/w10361

  9. Louis Lévy-Garboua, Claude Montmarquette (2007) « Job Satisfaction and Quits », Labour Economics, 14(2): 251-268, DOI: 10.1016/j.labeco.2005.08.003

  10. Claire Vandendriessche (2017) « La Vie au travail », Observatoire du Bien-Être du CEPREMAP, n°2017-04

Notes

1 Cette forme en U se retrouve dans de nombreuses enquêtes sur la satisfaction de vie en général. Voir par exemple D. Blanchflower et A. Oswald, « The midlife low in human beings », Vox.eu, 2017.

2 Réponses à la question : « Dans quelle mesure êtes-vous satisfait(e) de votre travail en général ? »

3 Les études générationnelles tendent en effet à montrer que les différentes générations ont des attentes contrastées vis-à-vis de leur environnement professionnel, attitudes enracinées dans l’environnement social, politique et économique de leurs années de formation et d’entrée dans l’emploi. Ces différences ont été popularisées sous les termes « Génération X / Y », « Millenials », etc. Les quadras de notre échantillon sont nés entre 1968 et 1978, et sont donc entrés sur le marché du travail à la fin des années 1980 et la fin des années 1990, la décennie 1990 étant marquée par un niveau de chômage élevé.

4 Réponses à la question : « Dans quelle mesure êtes-vous satisfait(e) de vos relations professionnelles, des relations que vous avez sur votre lieu de travail ou d’étude ? »

5 L’âge moyen des femmes au premier enfant en France était de 28,5 ans en France (Insee Première n°1642, 27/03/2017). Les quarantenaires ayant des enfants sont donc en moyenne d’enfants allant de la pré-adolescence aux jeunes adultes.

6 Réponses à la question : « Dans quelle mesure êtes-vous satisfait(e) de l’équilibre entre le temps que vous consacrez à vos proches (enfants, parents, conjoint, amis proches) et le temps que vous consacrez à votre travail ? »

7 L’étude de Clark (1997) mobilise un large panel britannique.

8  Nous aurions pu pour cette section considérer les réponses de l’ensemble des enquêtés. Afin d’être comparables à la première section, nous nous sommes limités aux actifs en emploi.

9 Réponses à la question : « Au cours de la journée d’hier, avez-vous ressenti de l’agressivité ? »

10 Réponses à la question : « Dans quelle mesure vous sentez-vous en sécurité lorsque vous marchez seul(e) dans votre quartier à la nuit tombée ? »

11 Les Chiffres-clef de l’Insee issus de l’enquête Cadre de vie et sécurité 2017 mettent également fortement en évidence cet écart.

12 Réponses à la question : «  Dans quelle mesure êtes-vous satisfait(e) de vos relations avec vos proches ? »

13 Réponses à la question : « Y a-t-il des gens autour de vous sur qui vous pouvez compter en cas de besoin ? »

14 Réponses à la question : «  Dans quelle mesure êtes-vous satisfait(e) de votre temps libre, du temps que vous pouvez utiliser comme bon vous semble ? »

15 L’effet de sélection évoqué plus haut joue probablement un rôle important dans cette question.