L’hiver 2022-2023, marqué par l’augmentation conjointe des prix de l’énergie et des aliments constitue un avant-goût d’une partie des effets du dérèglement climatique : des périodes de forte volatilité des prix, avec une adaptation brutale, et souvent contrainte, des ménages.
Sur la base d’une enquête réalisée par Ipsos pour RTE, nous montrons que le sentiment d’avoir fait ou dû faire des efforts difficiles durant cette période croise des éléments objectifs (les plus pauvres et les plus jeunes ont été plus affectés), subjectifs (à situation objective identique, les partisans des partis aux extrémités du spectre politique ont plus le sentiment d’avoir été affectés), et collectifs (encore à situation et niveau d’effort identique, les ménages dont le moyens de chauffage est individuel ont eu le sentiment d’un effort plus important que ceux à chauffage collectif, qui par construction savaient l’effort commun). Ces trois dimensions fixent les axes impératifs pour une transition écologique acceptable : une assistance aux ménages pour lesquels l’augmentation des prix implique de rogner sur l’essentiel (santé, alimentation, mobilité contrainte), une prise en compte de la pluralité des motivations et des valeurs qui les sous-tendent, et l’importance du sentiment d’un effort collectif équitablement partagé.
Corin Blanc, Observatoire du Bien-être du Cepremap
Mathieu Perona, Observatoire du Bien-être du Cepremap
Claudia Senik, Observatoire du Bien-être du Cepremap et PSE
Cette note a été simultanément publiée dans le rapport de la Fondation Jean Jaurès « Consommation énergétique, comment arbitrent les Français ? ». Nous remercions la Fondation ainsi que RTE pour cette collaboration.
Introduction
L’inflation de l’hiver 2022-2023 a touché aux segments les plus sensibles du budget des Français : l’alimentation et l’énergie. Dans une certaine mesure, il s’est agi d’un avant-goût des conséquences du dérèglement climatique : des prix généralement plus élevés, et plus volatils. En effet, l’un des effets macroéconomiques probable de l’augmentation des températures à la surface du globe est la hausse structurelle du prix de nombreux biens et services, par exemple alimentaires et énergétiques, en réaction à des difficultés de production croissantes1. Face à une augmentation rapide des prix, la plupart des Français ont dû réduire leur consommation. Nous savons que les efforts objectifs ont été inégalement partagés, mais qu’en est-il des efforts subjectifs, du sentiment d’avoir dû se restreindre ? En d’autres termes, comment les Français ont-ils vécu cette sobriété contrainte ? Ont-ils eu le sentiment de devoir s’adapter aux conséquences inéluctables du dérèglement climatique, ou ont-ils vécu cet épisode comme une pure crise de pouvoir d’achat ? Les deux sont-ils d’ailleurs en concurrence ? Auquel cas cas, la hausse des prix et les efforts associés s’accompagneraient d’un détachement à la question environnementale2. Ou bien faut-il l’un et l’autre pour obtenir des effets significatifs, les préoccupations environnementales et l’augmentation des coûts agissant de concert pour pousser les Français à modifier leurs habitudes de consommation ? Finalement, et pour prendre un langage d’économiste, sont-ils substituts ou compléments ?
Un sondage d’Ipsos pour RTE met en évidence qu’au-delà des divergences attendues selon le niveau de revenu3, certaines parties de la population – les plus jeunes, mais aussi celles et ceux qui votent aux extrêmes – ont trouvé plus difficile de réduire leur consommation, à revenu égal. Ce clivage générationnel et politique se retrouve largement dans les postes de consommation réduits, mais aussi dans les motivations avancées.
Qui estime avoir fait des efforts ?
La très grande majorité des Français (80% des réponses) estime avoir réduit sa consommation à l’hiver 2022-2023. Bien évidemment, la réduction n’a pas pesé de la même manière en fonction du revenu, du type d’habitat et de l’âge. Afin d’évaluer séparément ces dimensions, nous raisonnons ici toutes choses égales par ailleurs. Ainsi, quand nous représentons une catégorie d’âge, nous la comparons aux ménages d’âge différent, mais ayant le même revenu, habitant dans le même type d’agglomération, etc. (Figure 1).
Un premier constat : la moitié des Français déclare avoir fait un peu d’efforts de réduction de consommation quelle que soit la pratique ou le groupe envisagés. Ainsi, il y a eu un effort jugé comme modéré qui a traversé les situations et milieux sociaux. Les contrastes se jouent donc entre les deux modalités extrêmes : ceux qui estiment avoir fait beaucoup d’efforts pour réduire leur consommation, et ceux qui estiment ne pas avoir eu à en faire.
Le revenu constitue évidemment le premier facteur d’effort ressenti : les plus modestes sont de très loin les plus nombreux à estimer avoir fait beaucoup d’efforts, et les plus aisés à ne pas en avoir fait. Au-dessous de 3500€ de revenus mensuels, il s’agit essentiellement d’une question de gradation, entre « un peu » et « beaucoup » d’efforts de réduction, la part des personnes disant ne pas avoir réduit leur consommation n’augmentant qu’au-dessus de ce seuil de revenu.
À revenu égal, les plus jeunes sont nettement plus nombreux à dire avoir effectué une réduction conséquente de leur consommation. Au contraire, les aînés estiment plus souvent n’avoir pas eu à faire d’effort. Il faut noter que cet écart ne tient pas aux frais de logement : nous comparons à situation de logement identique – et à cette aune, les propriétaires sans crédit se sont trouvés mieux lotis, de même que les personnes bénéficiant d’un chauffage collectif.
Au-delà des différences liées aux situations objectives, nous observons un clivage politique : les partisans de l’extrême-gauche et de l’extrême-droite, estiment plus souvent avoir dû faire beaucoup d’efforts de réduction de consommation toutes choses égales par ailleurs (en particulier à revenu et logement similaires). Ce contraste souligne que l’effort a une dimension subjective, colorée par les préférences politiques. Une hypothèse est que ce décalage a partie liée avec la perception de la répartition des efforts au niveau de la société dans son ensemble – ce qui recoupe la question des motivations, que nous abordons dans la dernière partie de ce travail.
Réduire les dépenses : d’abord là où on peut
La répartition des réductions de dépenses montre que les Français ont réduit leur consommation d’abord là où ils avaient des marges de manœuvre (Figure 2). Les loisirs et les vêtements sont les deux catégories de dépenses présente dans la plupart des budgets et qu’il est possible de limiter ou de décaler. Viennent ensuite le chauffage et l’alimentation, dont la réduction implique des contraintes plus dures, ou des changements d’habitudes de consommation. De fait, une analyse des corrélations entre les postes de réduction fait apparaître deux blocs, correspondant à deux situations face à la contrainte. D’un côté, des ménages qui ont les marges budgétaires pour arbitrer. Ces ménages réduisent à la fois leurs dépenses de voyages et de loisir, mais moins souvent que les autres celles liées à l’alimentation, la voiture, l’énergie ou le chauffage. Inversement, les ménages qui ont réduit ces dernières dépenses – l’indispensable – disent peu avoir réduit les voyages, les loisirs ou l’habillement – probablement parce que ces dépenses étaient déjà hors de leur portée.
Dans toutes nos sous-catégories, là encore, toutes choses égales par ailleurs, ce sont des dépenses compressibles qui sont les plus souvent réduites, suivies par l’énergie, les besoins alimentaires, le transport et enfin la santé .
Dans le domaine des transports – dominé par la voiture, les dépenses de transport en commun étant rarement réduites – cette stabilité interroge : on aurait pu s’attendre à des contrastes selon le type d’agglomération, en particulier en faveur des grandes villes mieux dotées en alternatives à la voiture. Cette stabilité suggère que les ménages n’ont pas attendu les augmentations récentes des prix de l’essence pour revoir leurs choix de transports, et que les déplacements en voiture sont aujourd’hui largement le fait de ceux qui n’ont pas d’autre choix. Allant dans le sens de cette interprétation, l’enquête Ipsos – RTE nous apprend que 68% des Français estiment avoir réduit leurs déplacements en voiture individuelle mais que 43% n’envisagent pas d’accentuer cet effort. Parmi ceux possédant une voiture, ils sont presque un tiers à déclarer qu’une forte hausse du prix des carburant ne les pousserait pas à diminuer leur utilisation de la voiture.
En termes sociaux, il faut noter que les ménages les plus modestes ont souffert d’une réduction de leurs dépenses alimentaires bien plus importante que le reste des Français, dépassant même la réduction des dépenses énergétiques. Ce résultat concorde avec la hausse significative des prix des produits alimentaires, panier de biens dont la part est relativement plus importante dans le budget des ménages aux faibles revenus4.
Comme pour l’intensité de l’effort, nous constatons des effets des positions politiques, à situation équivalente. Les ménages se situant aux extrêmes ont plus souvent taillé dans leurs dépenses d’alimentation, en particulière à l’extrême-droite, de santé, et moins dans leur budget énergie que les ménages plus au centre du spectre politique.
L’énergie, un poste de réduction douloureux
Dans le domaine de la consommation énergétique, nous pouvons savoir à quel point les ménages ont trouvé difficile de réduire leur consommation sur ce poste spécifique. Ils sont 75% à avoir fourni des efforts en ce sens, dont 55% estiment qu’ils ont été peu difficiles et 20% difficiles. Ce sentiment augmente naturellement avec l’effort consenti (Figure 3), la propension à trouver l’effort difficile étant nettement plus élevé chez les ménages qui disent avoir visé une réduction de la température chez eux de 4°C que chez ceux qui ont effectué une réduction moindre. À effort et situation égale, le changement est perçu comme plus douloureux pour les personnes disposant d’un chauffage individuel par rapport à celles équipées d’un chauffage collectif : le caractère coordonné de la décision peut ici jouer un rôle dans l’appréciation de l’effort individuel consenti.
On retrouve ici les contrastes constatés plus haut sur les consommations d’ensemble : à situation égale, les ménages plus jeunes ont plus souvent eu le sentiment d’un effort difficile, de même que les personnes se situant aux extrêmes du spectre politique.
Une question d’argent ou de convictions ?
Toujours dans le domaine de la consommation énergétique, nous connaissons les motivations des efforts de réduction. Il s’agit d’abord d’une réponse à l’augmentation des prix, tant celui de l’électricité que l’inflation générale (Figure 4).
Les raisons partiellement ou totalement altruistes – le civisme recouvre ici le désir d’éviter les coupures de courant annoncées comme possibles – ne viennent qu’ensuite, les considérations de politiques extérieure et intérieure fermant la marche.
Au travers de la société, si le coût de l’électricité et l’inflation constituent les deux premiers motifs pour tous les sous-groupes (Figure 5), leur poids relatifs varie nettement plus que le sentiment d’effort que nous avons vu précédemment. Si ces motifs sont largement dominants pour les ménages les plus modestes, la démarche civique augmente avec le revenu. La volonté de lutter contre le changement climatique constitue un motif fortement polarisé. Moins que du revenu, il a partie liée avec l’âge, les ménages plus jeunes – encore une fois, toutes choses égales par ailleurs – le mettant plus souvent en avant que les plus âgés.
Politiquement, il s’agit évidemment d’un motif fortement présent chez les sympathisants des partis écologistes, et moins à l’extrême-droite. Mais à l’intérieur de chaque affiliation politique, le degré d’inquiétude quant au changement climatique conduit à une mise en avant plus fréquente de ce motif – en d’autres termes, la part des personnes motivées par la lutte contre le changement climatique dépasse largement l’électorat des partis écologistes.
L’analyse des corrélations, de la tendance à déclarer ensemble certaines motivations, montre qu’il y a bien une séparation des ménages entre ceux qui mettent en avant une motivation financière et ceux qui déclarent plutôt des motivations civiques. Ainsi, les ménages qui citent l’inflation ou le coût de l’électricité ont moins tendance à parler de civisme, de changement climatique ou de motifs politiques. Inversement, les ménages qui citent au moins un motif non financier parlent moins souvent d’inflation dans leurs autres motifs. En d’autres termes, il semble y avoir une bipartition des attitudes : soit on perçoit sa réduction d’énergie comme purement contrainte par les prix, soit comme la réponse à une situation plus large – les prix n’étant alors pas perçus comme une motivation essentielle. Cette bipartition est plus marquée chez les ménages modestes.
Conclusion : Contraste des situations, contraste des perceptions
Face à l’inflation, les efforts effectivement consentis dépendent évidemment d’abord de la diversité des situations matérielles. Au travers de ce travail, nous avons voulu montrer que tant les efforts consentis que ressentis dépendent aussi d’autres dimensions, à commencer par l’âge et le positionnement politique, à situation matérielle comparable. Les jeunes et les personnes se situant aux extrêmes du spectre politiques estiment ainsi, à situation identique, avoir fourni des efforts plus difficiles face à l’épisode d’inflation. On retrouve ce contraste au niveau des raisons de ces efforts. Ils sont plus souvent associés à une pure contrainte financière aux extrêmes ; toute en parlant le plus souvent des prix, les jeunes mettent plus fréquemment en avant le changement climatique, et leurs aînés l’inflation, puis le civisme.
Ces clivages tant dans la perception de l’effort que dans la motivation impliquent deux enjeux dans la définition d’une trajectoire de transition écologique, dont on voit mal comment elle pourrait éviter l’augmentation du prix d’un nombre conséquent de biens. Le premier tient à la contrainte absolue : chez les ménages les plus modestes, le poids de la contrainte financière et le sentiment d’effort qui l’accompagne écrase les autres motivations, et conduit à des arbitrages sur des biens essentiels, comme l’alimentation, la santé, et souvent une température suffisante. On ne peut pas envisager de transition acceptable sans mécanismes de défense du niveau de vie de ces ménages. Le second tient à la perception de l’effort : l’acceptabilité de la transition se joue moins sur les efforts effectivement consentis que sur le sentiment que ces derniers sont équitablement partagés. Or, nous voyons ici une fracture à la fois politique et générationnelle, avec des groupes qui peuvent s’estimer sacrifiés, ou contraints d’en faire plus que leur part. Une répartition plus explicite des efforts attendus, reconnaissant la diversité des motivations, pourrait constituer un élément-clef d’une stratégie de transition acceptable.
Bibliographie
ADEME et Daniel Boy RCB Conseil, 2024, 24ème vague du baromètre « Les représentations sociales du changement climatique », Paris https://librairie.ademe.fr/changement-climatique-et-energie/6706-les-representations-sociales-du-changement-climatique-24eme-vague-du-barometre.html.
Jaravel, X., Méjean, I. et Ragot, X., 2023, Les politiques publiques au défi du retour de l’inflation, Paris https://www.cae-eco.fr/les-politiques-publiques-au-defi-du-retour-de-linflation.
Kotz, M., Kuik, F., Lis, E. et Nickel, C., 2024, Global warming and heat extremes to enhance inflationary pressures, Commun Earth Environ, 5, p. 1‑13 https://www.nature.com/articles/s43247-023-01173-x (consulté le 19 novembre 2024).
- Kotz et al., 2024
- Une suggestion déjà émise par l’ADEME dans son rapport 2024 ADEME et Daniel Boy RCB Conseil, 2024, après avoir relevé une certaine relativisation des enjeux environnementaux au sein du grand public.
- Dans l’ensemble de cette étude, le revenu désigne le revenu mensuel net du foyer après déduction des impôts sur le revenu.
- Jaravel et al., 2023