Note de l’Observatoire du Bien-être n°2024-09 : La France sous nos Tweets — Portrait d’une France en colère, et de ses conséquences politiques

Cette note étudie les principales émotions associées aux préoccupations des Français telles qu’elles s’expriment sur les réseaux sociaux pendant la période 2011-2024. Sur l’ensemble des conversations des Français, la colère domine largement les autres émotions (35 % des messages, loin devant l’inquiétude ou l’espoir), avec une forte progression de plus de 66 % depuis le mouvement des Gilets jaunes de 2018. Cette fièvre hexagonale est spectaculaire sur les questions de taxation, de délinquance et d’immigration (près de 60 % des conversations sur ces thématiques sont empreintes de colère), bien plus que sur les questions d’injustice et d’inégalités. La France de la colère se retrouve essentiellement chez les électeurs du RN (et dans une moindre mesure les électeurs de la gauche radicale) et épouse de façon saisissante la carte géographique de l’hégémonie du vote RN lors de ces dernières élections européennes et législatives. Cette note montre le sacre de l’électeur émotionnel dans nos sociétés post-industrielles et numériques, et en donne les principaux enseignements et clefs d’interprétation.

Yann Algan, HEC et Cepremap

Thomas Renault, Paris 1 et Cepremap

Publié le 1er juillet 2024

Introduction

Cette note illustre le rôle croissant et crucial des émotions dans la polarisation des citoyens français sur les grands enjeux économiques, sociétaux, politiques et régaliens au cours de la dernière décennie, avec une focale particulière sur ces élections législatives de 2024 et l’opposition ente les électeurs du Nouveau Front Populaire, de Renaissance-Ensemble et du Rassemblement National. Nous recueillons les principales émotions associées aux préoccupations des Français telles qu’elles s’expriment dans leurs tweets sur X (ex-Twitter) pendant la période 2011-2024. Que nous disent les conversations des Français au cours de cette période quant à leurs principales émotions et préoccupations et la polarisation de leurs préférences politiques ?

L’étude de l’électeur émotionnel est essentielle pour comprendre les préférences politiques, le vote et la façon dont les plateformes politiques s’adaptent à ces émotions pour attirer les électeurs. Dans Les Origines du Populisme1, nous expliquions déjà comment, dans le contexte des sociétés post-industrielles, où le sentiment d’appartenance aux classes sociales et aux idéologies s’érode, la subjectivité et les émotions jouent le premier rôle dans la confiance dans les institutions et les autres et le soutien ou l’opposition aux politiques publiques. Les principaux mouvements sociaux de la décennie (tels que ou le mouvement des Gilets jaunes…) et la progression des votes antisystème s’organisent moins autour d’intérêts de classes ou d’idéologies que de communautés d’émotions telles que la colère, l’inquiétude, l’indignation, le ressentiment ou encore l’espoir. En ce sens, les émotions ne sont pas seulement des affects subjectifs mais un fait social total.

Nous proposons ici une analyse originale de « La France sous nos tweets », en étudiant les émotions exprimées par un échantillon de 160 000 Français dans leurs conversations sur les principales préoccupations économiques (pouvoir d’achat, inégalités, chômage), sociétales (immigration, école, santé, retraites…), politiques (élections, assemblée…) et régaliennes (sécurité, délinquance, guerre…). Notre analyse couvre la dernière décennie (2011-2024) pour embrasser une période qui a connu une extraordinaire recomposition du champ politique, de l’effondrement des partis traditionnels et de l’axe gauche-droite à l’émergence des populismes, jusqu’à l’affrontement en 3 blocs de la société françaises lors de ces élections législatives 2024. Nous utilisons les avancées de ChatGPT et des LLM (Large Language Models) pour étudier de façon très fine l’ensemble des émotions dans cet extraordinaire corpus de textes et conversations.

Sur l’ensemble des préoccupations des Français, la colère domine largement les autres émotions (35 % des messages), suivie de l’inquiétude/peur (14 %) et de la révolte (12 %). La liste des émotions positives comme la confiance, l’enthousiasme, le bonheur ou l’espoir ne dépassent pas les 10% du contenu des conversations des Français. C’est surtout sur la question de l’immigration et des taxes/impôts (plus que du pouvoir d’achat en tant que tel ou des inégalités) que la colère des Français s’exprime le plus, en phase avec la poussée extraordinaire du RN et de ses prises de position sur ces sujets.

Autre fait remarquable, les messages liés à la colère (et dans une moindre mesure la révolte) sont en très forte hausse – près de 66 % en dix ans, avec une première progression vertigineuse lors de la crise des Gilets jaunes et une augmentation continue depuis lors, alors que les émotions telles que la peur et l’inquiétude sont beaucoup plus fluctuantes, et les émotions positives, après un pic lors des élections présidentielles de 2017, sont en net déclin.

Que ce soit la colère qui s’exprime majoritairement, et non l’inquiétude ou la peur ou encore l’espoir, n’est pas sans lien avec les préférences politiques des Français. La colère s’exprime avant tout dans les messages des Français affiliés à des comptes Twitter du RN, suivis par les Français liés à la gauche radicale (LFI, PCF, NPA). À l’inverse les électeurs liés au centre et à Emmanuel Macron expriment davantage de l’inquiétude, ou des émotions positives tels que l’espoir et l’engagement, même si ces émotions sont en net recul, à l’image de l’électorat de la majorité présidentielle.

La carte des localités où la colère gronde sous Twitter épouse les résultats du vote RN aux différentes élections présidentielles et lors de l’élection européenne de 2024. La géographie de la colère sur la période récente reflète en particulier de façon saisissante la montée des eaux bleues marines et du vote RN lors de ces dernières élections.

La prise en compte de l’électeur émotionnel permet à la fois de mieux comprendre les préférences politiques et la fièvre hexagonale actuelle. De récents travaux en psychologie politique, dans la lignée des théories de l’affective intelligence et du cognitive appraisal2, montrent que les électeurs en colère sont bien davantage tentés de renverser la table, alors que les électeurs qui éprouvent de l’inquiétude sont davantage enclins à accepter le statu quo et se tournent vers le centre, cherchant davantage la prudence et le compromis que la révolution. Par ailleurs les personnes en colère sont moins enclines à s’informer et sont, cognitivement, imperméables à toute nouvelle information qui viendrait contredire leurs croyances initiales, que ce soit sur l’immigration, le climat ou encore l’état de l’économie. À l’inverse les individus qui éprouvent un sentiment d’inquiétude sur ces sujets sont également beaucoup plus enclins à s’informer, à dialoguer et s’engager pour trouver des solutions à leur inquiétude. En ce sens les émotions ne sont pas simplement des affects irrationnels mais des mécanismes régulateurs au fondement de nos processus cognitifs et de notre rapport au monde3.

L’analyse de la « France sous nos tweets » permet de mieux appréhender les deux secousses telluriques qui ont bouleversé notre pays, et plus généralement les sociétés occidentales. Le premier est l’émergence d’une immense colère des citoyens vis-à-vis des institutions et des partis traditionnels de droite et de gauche dans leur incapacité, réelle ou supposée, à les protéger contre les bouleversements économiques, conduisant à une radicalité aux deux extrêmes4. Le second séisme est le passage d’une société de classes à une société d’individus isolés (au travail, dans les territoires, dans les structures sociales traditionnelles5), qui se définissent dorénavant avant tout en termes subjectifs et émotionnels. Ces deux séismes analysés par le prisme de Twitter permettent de mieux comprendre la polarisation entre trois blocs irréconciliables lors de ces élections législatives et vraisemblablement après.

Méthodologie

Dans le cadre de cette étude, nous avons constitué une base originale de 784 300 messages géolocalisés envoyés sur la plateforme X (Twitter) par des utilisateurs en France contenant les 40 mots clefs qui reviennent le plus souvent dans les plateformes politiques des trois blocs (Nouveau Front Populaire, Ensemble-Renaissance et Rassemblement national)6.

Ces mots clefs couvrent les quatre grands champs économiques (taxe, pouvoir d’achat, inflation, chômage…), sociétaux (ex. injustice, santé, école, logement, transports…), politiques et régaliens (immigration, délinquance, violence, guerre…) au cœur des principales préoccupations des Français7. Les tweets ainsi collectés ont été envoyés par 163 700 utilisateurs distincts sur une période allant de janvier 2011 à juin 2024. Nous disposons ainsi d’une représentativité inégalée en termes de nombre de personnes et de temporalité, pour prendre le pouls de la société française et de son évolution au cours de la dernière décennie. Cet échantillon d’utilisateurs provient des personnes qui ont envoyé entre 2011 et 2024 un tweet géolocalisé en France et contenant l’un des 40 mots clefs de la liste des principales préoccupations des Français8.

Si la question de la représentativité des Français présents sur X est naturellement importante, les médias sociaux sont le lieu privilégié pour prendre le pouls de l’électeur émotionnel. Par ailleurs, nous avons montré dans un précédent travail méthodologique, Le Bonheur est sur Twitter9, la corrélation importante entre les indicateurs issus de Twitter et les résultats des enquêtes traditionnelles par quota auprès d’échantillons de Français. Certains biais de représentativité peuvent être corrigés et nous mobilisons dans cette note des méthodes statistiques pour minimiser ce biais

Nous identifions de manière automatisée les émotions de contenus dans chaque message en utilisant ChatGPT et le prompt suivant :

Tweet : [Contenu du tweet ici]. Émotions associées ? Répondre uniquement parmi : aucune émotion, inquiétude, incertitude, fatigue, colère, espoir, bien-être, sérénité, révolte, angoisse, confiance, déprime, bonheur, enthousiasme. Mot-clé liste uniquement. 1 émotion max.

La liste des 13 émotions a été reprise d’une question de l’enquête IPSOS « Enquête électorale française – Élections européennes – vague 5, 2024 », qui permet de comparer nos résultats avec d’autres dispositifs d’enquête. Nous avons aussi testé une méthode plus globale à partir d’une approche LLM (Large Language Models) qui ne prédéfinit pas les émotions a priori mais laisse l’algorithme faire émerger les centaines d’émotions qui apparaissent dans les tweets sur les différentes préoccupations, avec des résultats concordants sur le classement et l’évolution des émotions. Nous présentons ici la première approche pour faciliter la description des résultats.

Enfin, nous identifions les préférences politiques à partir des comptes des principaux leaders politiques de l’extrême gauche à l’extrême droite suivis par les individus en suivant la méthodologie détaillée dans Le Bonheur est sur Twitter10.

Une France en colère et révoltée : un phénomène récent

La Figure 1 montre la répartition des émotions dans les conversations des Français. L’émotion la plus fréquente est nettement la colère (35 % des messages), suivie par l’inquiétude/peur (14 %) et la révolte (12 %). La liste des émotions positives comme la confiance, l’enthousiasme, le bonheur ou l’espoir ne dépassent pas les 10 %. De même les émotions négatives de tristesse/déprime ou de fatigue sont bien plus marginales11.

Le plus surprenant est l’évolution de ces émotions dans les conversations des Français au cours de la période entre 2011-2024 (Figure 2).

Les émotions liées à la colère sont en très forte hausse de près de 66 % au cours de la dernière décennie. La première rupture a lieu lors de la crise des Gilets jaunes. La colère reste à un niveau élevé depuis – avec une nouvelle hausse en 2022 dans un contexte économique et social très polarisé, sur la question des retraites notamment. Les émotions liées à la révolte ont aussi plus que doublé sur la période, passant de 6 % à 12 %. L’inquiétude (ou la peur) suit une évolution plus contrastée avec une forte hausse au moment du Covid-19 puis un retour au niveau initial. Cette évolution est d’autant plus étonnante que d’autres sujets d’inquiétude n’ont pas manqué depuis 2020 autour du réchauffement climatique ou de l’insécurité économique, preuve que la peur a laissé la place à la colère sur l’ensemble des sujets. Les émotions positives telles que l’enthousiasme, le bonheur ou l’espoir suivent quant à elles une lente érosion, à l’exception d’un pic d’espoir au moment de l’élection d’Emmanuel Macron lors des élections présidentielles de 2017.

La hausse de la colère est de la même ampleur lorsque nous suivons les mêmes individus présents sur les réseaux sociaux depuis 2011, afin de vérifier que nos résultats ne proviennent d’un changement de composition des audiences de Twitter, surtout depuis le rachat de la plateforme par Elon Musk. Dit autrement, lorsque l’on se restreint aux utilisateurs présents sur toute la période, leur état émotionnel a fortement changé avec une baisse de l’espoir et de l’enthousiasme et une hausse spectaculaire de leur colère.

Les principaux sujets de colère et de révolte des Français

Quelles sont les principaux motifs de colère des Français ? Pour répondre à cette question, nous calculons la part de la colère dans l’ensemble des conversations qui ont trait aux principales préoccupations des Français (Figure 3).

ur toute la période 2011-2024, ce sont les thèmes de la fiscalité/taxe (60 % des messages), des injustices (55 %) et de l’immigration (51 %) qui sont le plus associés à la colère. Si nous restreignons à la période plus récente 2018-2024, c’est toujours les conversations liées aux taxes qui suscitent plus de colère (60 % des conversations sur les taxes suscitent de la colère, en légère hausse), mais maintenant à part égale avec la délinquance d’abord la délinquance (60 %). S’ensuivent les conversations sur l’immigration (57 %), l’insécurité (52 %), la violence (49 %) et la religion (47 %). Encore plus stupéfiant, l’ensemble de ces thématiques ont vu une hausse de 10 à 20 points de pourcentage dans la colère qu’elles suscitent. Et dans les questions plus sociales, l’injustice ou les inégalités chutent fortement dans le classement des préoccupations qui génèrent de la colère.

Nous retrouvons ainsi les principaux axes du programme du RN où les questions de délinquance/violence ou d’immigration dominent. Autre point remarquable, lorsque les Français sont en colère sur leur pouvoir d’achat, c’est davantage en référence à une fiscalité (TVA, impôt) jugée trop importante, thématique du RN, qu’en référence aux inégalités, thématique plus proche de la gauche et surtout de la gauche radicale.

Deux colères qui s’affrontent : l’une principale du RN, l’autre de la gauche radicale

La Figure 4 confirme ce résultat en montrant que cette colère est principalement le fait de personnes rattachés à des comptes de leaders de la droite radicale/extrême droite12 : près d’une conversation sur deux (44 %) est empreinte de colère.

La colère est ensuite présente principalement chez les personnes associées à la gauche radicale (40 %), alors que le niveau de colère exprimée par les électeurs des partis traditionnels (gauche, centre, droite) est beaucoup plus bas (autour de 30 %). La révolte est aussi plus présente dans les tweets des individus proches de la droite radicale et de la gauche radicale (15 %). À l’inverse, si l’inquiétude est partagée de façon relativement équivalente parmi les électeurs des différents partis politiques (entre 10 % et 13 % des tweets), l’espoir est plus présent dans les conversations des individus proches des partis/leaders politiques de l’axe traditionnel gauche-centre-droite.

Autre enseignement très éclairant (Figure 5) : la colère exprimée dans les conversations des Français plus proches du RN est d’une nature bien différente de celle de la gauche radicale. En particulier, chez les Français qui suivent majoritairement les comptes des leaders du RN, les conversations le plus chargées de colère sont liées aux taxes et à la délinquance (70 %), aux transports (45 % contre 20 % du côté des comptes d’extrême gauche), au logement (43 % contre 32 %), au chômage (50 % contre 38 %) ou encore à l’Europe (48 % contre 32 %). Nous sommes très proches des préoccupations remontées lors du mouvement des Gilets Jaunes. À l’inverse, les conversations les plus empreintes de colère chez les Français proches de la gauche radicale sont concentrées sur les questions de justice/injustice ou d’inégalités. Et même sur la question du pouvoir d’achat, la colère de la gauche radicale et de la droite radicale n’est pas de même nature, insistant bien davantage sur les inégalités à un extrême, et sur la lourdeur des taxes de l’autre.

Ces résultats offrent un nouvel éclairage à notre analyse antérieure menée avec Daniel Cohen et nos co-auteurs sur les différences entre le vote de la gauche radicale et de la droite radicale dans Les Origines du populisme (op. cit.).

Les électeurs des deux extrêmes ont en commun un niveau de satisfaction dans la vie beaucoup plus faible que les électeurs du centre, principalement dû à leurs revenus plus faibles et leurs plus grandes expositions aux risques économiques, ce qui alimente leur colère et la révolte contre le système. En revanche le partage des eaux entre les deux camps se fait sur la question de la confiance dans les autres, dans l’altérité. Les électeurs de la gauche radicale ont un niveau de confiance dans les autres élevés, ce qui les incitent à être favorable à des hausses d’impôts pour financer la redistribution et lutter contre les inégalités. Le vote des électeurs de la gauche radicale reste beaucoup plus un vote de classes et idéologique. Les électeurs de la droite radicale sont en revanche des individus beaucoup plus isolés au travail (principalement présent dans le tertiaire et non dans les grandes entreprises industrielles avec une plus forte syndicalisation) et dans les territoires (beaucoup moins urbains). Ils sont beaucoup plus dans une situation de solitude et de rapport blessé à l’altérité (si l’immigration est leur totem, la défiance dans les autres est beaucoup plus générale). Ils sont ainsi beaucoup plus averses aux taxes et à la redistribution, soupçonnées de profiter aux immigrés et « assistés ». Le vote RN est celui de l’électeur émotionnel par excellence, qui a pris une place grandissante avec le passage d’une société de classes à une société d’individus à l’époque post-industrielle. Le programme du RN épouse ces transformations profondes de nos sociétés, et capitalise sur la colère associée.

Portrait géographique de la France en colère

L’analyse de la colère dans les conversations des Français selon leur localisation montre aussi une hégémonie grandissante de cette émotion dans pratiquement tous les territoires.

La Figure 6 représente pour l’ensemble des localités le pourcentage de conversations sur Twitter qui expriment de la colère à partir de 2018. Nous choisissons cette période avec le début du mouvement des Gilets jaunes, première hausse de la colère, afin de se caler au maximum à l’actualité des élections européennes et législative de 2024. La carte est saisissante si on la compare à la montée des eaux bleues marines et du vote RN lors des élections européennes de 2024, dominant des pans entiers du pays. Sur notre carte, la colère domine dans l’ensemble des départements, avec des gradations toutefois.

La colère s’exprime aussi bien dans les bastions frontistes traditionnels du Sud-Est (Alpes-Maritimes et Var en particulier) des Hauts de France (Aisne, Pas de Calais, Doubs) ou du Haut Rhin13. Mais elle est aussi très importante (dominant 35% à 45% des conversations) dans les départements où la dynamique frontiste a été supérieure à la moyenne nationale lors des élections européennes14, notamment en Bretagne jusqu’alors plus imperméable au vote frontiste, dans le Cantal et la Loire ou encore dans le Sud-Ouest (ex Les Landes et les Pyrénées orientales) et également en Corse. Cet étiage est du même ordre de grandeur que le score du RN aux élections européennes et législatives, premier parti de la colère, et dans une autre mesure du vote de la gauche radicale.

L’électeur émotionnel et les élections législatives 2024 dans la France qui vient

La prise en compte des différences de nature des émotions est essentielle pour comprendre le vote et la polarisation des électeurs, et offre un éclairage particulier sur la confrontation des trois blocs lors des élections législatives de 2024.

Afin d’illustrer ce point et les conséquences dans les programmes du NFP, Ensemble-Renaissance, et du RN, distinguons la colère, d’une part, et la peur/inquiétude d’autre part. Selon les modèles classiques de psychologie politique appelés affective intelligence theory ou cognitive appraisal theory, l’inquiétude ou la peur augmente la perception du risque et incite par conséquent à un comportement beaucoup plus prudent et plus favorable au maintien du statu quo. En revanche, la colère incite les électeurs à renverser la table et à voter pour des candidats anti-système ou plus radicaux, à l’instar des électeurs du RN actuellement (et du NFP dans une moindre mesure)15.

Mais un autre point essentiel chez l’électeur émotionnel est aussi la façon dont il s’engage dans des processus de recherche d’information et de confrontation d’opinions en fonction de ses émotions.

En particulier, des travaux récents montrent que l’électeur en colère ne cherche pas à s’informer, et d’un point de vue cognitif, ne révise plus aucune croyance à l’aune d’une nouvelle information contraire à ses convictions. Cet état émotionnel empêche directement le cerveau d’enregistrer des informations nouvelles. A l’inverse l’électeur inquiet cherche de nouvelles informations pour pallier son angoisse et il est prêt à actualiser et à réviser ses croyances16.

Cela a des conséquences directes sur l’attitude des citoyens vis-à-vis des politiques publiques. L’acceptabilité des politiques climatiques est un premier exemple frappant. Une étude récente révèle que les citoyens en colère refusent toutes les politiques environnementales qui requièrent des sacrifices personnels tels que des taxes sur l’essence (taxe carbone) ou des changements de comportements en termes alimentaire, de mobilité ou d’habitation. Mais ce qui est encore plus saisissant est que les citoyens en colère ne révisent également aucune de leurs croyances lorsqu’ils sont soumis à de nouvelles informations sur l’accélération du réchauffement climatique17. À l’inverse, les électeurs dominés par la peur et l’inquiétude révisent leurs croyances lorsqu’ils sont soumis à ces nouvelles informations et sont beaucoup plus disposés à soutenir des politiques actives ou de fiscalité. À ce titre, la grande divergence du programme du RN sur la question écologique, qui prévoit une baisse de la TVA sur l’essence, à rebours d’une politique climatique active par rapport aux deux autres blocs, prend tout son sens.

L’immigration est une autre illustration saisissante de l’électeur émotionnel. Une étude récente analyse comment des nouvelles suscitant la colère au sujet de l’immigration (rapt d’une jeune fille par un immigré) affectent les attitudes d’un très large panel d’électeurs italiens18. Non seulement les électeurs plongés dans un état émotionnel de colère deviennent beaucoup plus favorables que les autres à des politiques anti-immigration et au renvoi des étrangers. Mais cela les conduit également à surestimer le nombre d’étrangers en Italie et ils deviennent incapables de réviser leurs croyances lorsqu’ils sont informés des chiffres exacts sur la part des étrangers dans leur pays et continuent de soutenir des politiques anti-immigrations.

Cette nouvelle recherche sur l’électeur émotionnel permet de mieux comprendre la forte imperméabilité de l’électorat frontiste face aux critiques sur le caractère incohérent du programme économique, la faible présence de Jordan Bardella à la Commission européenne, ou encore les liens supposés avec la Russie. De même, de l’autre côté de l’Atlantique, l’Amérique trumpiste en colère est persuadée – à tort – que le chômage a doublé sous la présidence Biden et reste imperméable aux informations sur l’état de l’économie.

Conclusion – Comment les leaders radicaux utilisent l’électeur émotionnel

Le sacre de l’électeur émotionnel dans nos sociétés numériques et post-industrielles change également la posture des leaders et partis politiques. Les partis anti-système semblent avoir bien compris ce changement et jouent beaucoup plus sur le registre émotionnel dans leurs discours. Une étude récente montre par exemple que le niveau des émotions dans la rhétorique des députés au Parlement européen a augmenté de 21 % entre 2000 et 2022, surtout chez les députés européens de la droite et gauche radicales (10 % plus élevé que la moyenne).

En étudiant l’électeur émotionnel, nous comprenons mieux pourquoi le discours de la raison revendiqué par Emmanuel Macron lors des élections présidentielles de 2017 ne trouve plus l’écho attendu chez les électeurs, d’où la réorientation du discours du mouvement Ensemble-Renaissance lors des élections législatives actuelles vers le registre de la peur d’une guerre civile. À l’inverse, les blocs de la gauche et de la droite radicale jouent davantage sur une rhétorique de la colère, même s’ils évoquent des sujets différents (inégalités/injustice du côté de la gauche radicale, immigration/taxes du côté de la droite radicale)19. C’est à cette aune que nous pouvons comprendre la polarisation actuelle de la société française en trois blocs irréconciliables qui ne s’écoutent plus, et risquent demain de ne même plus se parler.

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  1. Algan, Beasley, Cohen et Foucault (2019). Voir aussi Rosanvallon (2021), Fourquet et al. (2022) et Illouz (2022).
  2. Marcus (2002) et Scherer et al. (2001).
  3. Dans son livre L’erreur de Descartes : la raison des émotions (1995), et sa suite Spinoza avait raison (Damasio 2003), le neurologue Antonio Damasio montre que c’est l’émotion qui confère aux hommes la possibilité d’agir et de raisonner.
  4. Voir Les Origines du populisme (op cit.), pour une étude détaillée des conséquences politiques de la reconfiguration du système économique à partir du milieu des années soixante-dix, marquée par la désindustrialisation accélérée, la désyndicalisation, une montée de la pression concurrentielle, la mondialisation, l’essor des technologies nouvelles (automatisation, IA…) ou encore la crise financière de 2018. La peur de l’avenir a pris une ampleur croissante depuis le début du siècle et la crise politique trouve en grande partie son origine dans un fort ressentiment des classes populaires contre les bouleversements économiques dont elles ont été les principales victimes, et l’incapacité de leurs gouvernants à y faire face.
  5. Voir la note du CAE : « Territoires, bien-être et politiques publiques » (Algan, Senik, et Malgouyres 2020) pour une analyse du rôle du sentiment de solitude des citoyens dans le mouvement des Gilets Jaunes, sentiment nourri par le désengagement des services publics mais aussi de disparition des structures de socialisation tels que les cafés dans les territoires. Ces éléments ont été plus déterminants que les seules conditions économiques pour comprendre ce mouvement.
  6. Nous nous focalisons sur X pour plusieurs raisons. Si ce réseau social est moins consulté que Facebook dans la population en général, et que Instagram et Tik Tok chez la jeune génération, il offre une très grande représentativité de la population (11,7 millions d’utilisateurs mensuels selon le Digital Service Act 2024), c’est le lieu de l’expression des émotions sur les principaux débats politiques, et il permet de suivre l’affiliation politique des utilisateurs en étudiant les comptes des figures, partis politiques et journaux qu’ils suivent.
  7. Le domaine économique recouvre les termes suivants : taxe, inflation, pouvoir d’achat, salaire, inégalités, chômage, mondialisation, entreprise. Le domaine social inclut les termes suivants : injustice, santé, hôpital, retraite, éducation, école, pauvreté, logement, loyer, société. Le domaine régalien/politique inclut les termes : droit, liberté, sécurité, insécurité, autorité, immigration, justice, criminalité, violence, délinquance, Europe, guerre, constitution, parlement, assemblée, parti, politique, élection, assemblée, économie, société, agriculture, environnement, énergie, transport, entreprise, armée, science, patrimoine, religion.
  8. Nous géolocalisons l’ensemble des conversations en France pour éliminer l’ensemble des robots et faux comptes activés par les pays étrangers dans les conversations. Nous vérifions la robustesse de nos résultats en suivant les mêmes individus présents sur le réseau social pendant toute la période de 2011 à 2024 afin d’éliminer les effets de composition de nouvelles audiences depuis le rachat de Twitter par Elon Musk. Nous ajoutons le mot-clé « je » dans les tweets étudiés afin de sélectionner principalement des messages dans lesquels les utilisateurs expriment des opinions, émotions et pensées personnelles, comme recommandé par (Yang et Srinivasan 2016).
  9. Renault (2022).
  10. La classification est basée sur les principaux politiciens et partis politiques en 2022. L’extrême droite est représentée par les politiciens du Rassemblement national, de Reconquête!, des Patriotes et de Debout la France. L’extrême gauche est constituée des politiciens de La France Insoumise, du Parti Communiste Français et du Nouveau Parti Anticapitaliste.
  11. Ces résultats sont cohérents avec l’enquête plus traditionnelle auprès de 2,000 Français « Fractures françaises 2023 », Cevipof-Fondation Jean Jaurès, Le Monde, l’Institut Montaigne. Dans cette étude, 45 % des Français se disent vivre dans une France qui serait en colère et contestataire.
  12. Nous avons extrait l’ensemble des followers de 475 politiciens français et les followers des comptes officiels des principaux partis politique. Nous rattachons ensuite chaque compte Twitter à une préférence politique en fonction des comptes de politiciens / partis suivis par ce dernier, s’il ne suit pas d’autres comptes associés à d’autres partis. Par exemple, un utilisateur de Marine Le Pen (et aucun compte associé à la droite, au centre, à la gauche ou à l’extrême gauche) sera associé à l’extrême droite. L’extrême gauche désigne toujours ici les personalités politiques NPA/PCF/LFI.
  13. Le Bras (2015).
  14. Fourquet, Colange, et Manternach (2024).
  15. Rico at al. (2017).
  16. Ladd et Lenz (2008).
  17. Myers et al. (2024). Voir aussi l’étude en cours de Algan, Davoine, Carré et Stantcheva, “Emotions and Policy : Evidence on the acceptability of climate policies” (2024)
  18. Manzoni et al. (2024).
  19. Subtil et Verger (2024). Voir également l’analyse de Marc Lazar sur l’évolution du discours populaiste (Diamanti et Lazar 2029)