Les ménages composés de deux personnes de même sexe regroupent près de 270 000 personnes en France. Malgré des caractéristiques socio-économiques en moyenne plus favorables que les ménages de sexe différent, la satisfaction quant à leur vie en général est plus faible chez les ménages d’hommes, et la satisfaction vis-à-vis du travail plus faible dans les ménages de femmes.
Mathieu Perona, Cepremap
Publié le 10/06/2024
Introduction
La recherche sur le bien-être subjectif des personnes LGBT+ dans leur ensemble est limitée par la rareté de la collecte simultanée du genre, de l’orientation sexuelle, et de métriques de bien-être subjectif. On sait évidemment qu’il existe un niveau de souffrance mentale plus élevé chez les personnes LGBT+, en particulier chez les jeunes : sur des données de 2017, Santé Publique France faisait état d’un risque de suicide deux fois plus élevé (El Khoury Lesueur et al. 2021).
Sur une population plus large, des résultats sur données britanniques et australiennes (Powdthavee et Wooden 2015) ont montré que les personnes LGB déclarent une satisfaction dans la vie inférieure à celle de personnes hétérosexuelles comparables en termes d’âge, de revenu et d’éducation.
Le présent travail porte sur les ménages1 composés de personnes de même sexe. En effet, si l’enquête Statistique sur les Ressources et les Conditions de Vie (SRCV) de l’Insee ne comporte aucune indication d’orientation sexuelle, elle renseigne le sexe de la personne de référence du ménage, ainsi que celle de son conjoint ou de sa conjointe. Nous pouvons ainsi identifier les ménages composés de deux personnes de même sexe considérant avoir un rapport conjugal. Il s’agit naturellement d’un échantillon particulier parmi les personnes LGBT+ vivant en France, puisqu’il s’agit de celles ayant décidé de vivre en ménage.
De fait, en combinant les enquêtes de 2010 à 2021, nous avons dans l’échantillon un peu plus de 27 000 couples hétérosexuels, 24 000 ménages célibataires, et seulement 345 ménages composés de personnes de même sexe, dont 217 ménages d’hommes et 128 ménages de femmes, ou, à l’échelle des individus, 511 hommes et 296 femmes2. Sur un échantillon de 84 188 personnes, nous sommes ainsi bien loin de la proportion la plus couramment estimée de personnes LGBT+, autour de 10 %, mais en ligne avec l’estimation réalisée en 2018 par l’Insee sur la base du recensement, de 0,9 % de couples de même sexe parmi les couples de cohabitants (Algava et Penant 2019). Les résultats présentés ici sont donc limités par leur effectif, mais aussi par le fait que les couples cohabitants sont relativement plus rares parmi les personnes LGB3.
Qui sont les couples de même sexe ?
Le portrait statistique des ménages de même sexe présents dans l’enquête SRCV est (heureusement) en ligne avec celui de l’enquête de l’Insee citée ci-dessus.
Les personnes appartenant à des ménages de même sexe sont en moyenne plus jeunes que celles appartenant à des ménages de sexe différent (Figure 1). Cette différence reflète évidemment l’acceptation croissante des relations homosexuelles affichées dans la société française. L’écart entre ménages d’hommes et ménage de femmes porte également la marque, du côté des hommes, des conséquences de l’épidémie de VIH, qui a lourdement pesé sur les générations entrant à l’âge adulte dans les années 60, 70 et 80, c’est-à-dire au-delà de 45-50 ans dans notre échantillon.
On peut également noter que l’écart d’âge moyen entre membres du ménage est plus élevé en moyenne parmi les ménages de même sexe (l’Insee, dans l’enquête citée plus haut, calcule un écart de 5,5 ans en moyenne dans les ménages de femmes, 7 ans dans les ménages d’hommes, contre 3,9 ans chez les ménages de sexe différent).
Les ménages de même sexe ont un niveau de vie4 médian plus élevé que les ménages de sexe différent : 2 015 €/mois pour les ménages de femmes, 2 220 € chez les ménages d’hommes, 1 922 € pour les ménages de sexe différent. Plus précisément, la distribution, les ménages de même sexe sont sous-représentés parmi les ménages des deux premiers quintiles de niveau de vie, et sur-représentés parmi les deux derniers (les 40% les plus à l’aise financièrement).
Ces différences de niveau de vie reflètent en partie les écarts de qualification : les personnes en ménage de même sexe ont en moyenne un niveau de diplôme plus élevé. La proportion de titulaires d’un diplôme supérieur ou égal à bac+3 est ainsi plus élevé dans les ménages de même sexe (Figure 2). Cette plus forte proportion de diplômes du supérieur est en partie liée à l’âge, les plus jeunes ayant bénéficié de l’élargissement de l’enseignement supérieur dans les années 1980.
En termes de localisation, l’Insee relève que la part de ménages de même sexe augmente avec la taille de l’unité urbaine, mais beaucoup plus fortement pour les hommes que pour les femmes. Ainsi, un ménage d’hommes sur sept (15 % des ménages d’hommes) vit à Paris, contre 7 % des ménages de femmes.
Les ménages d’hommes moins satisfaits de leur vie en général
Les caractéristiques socio-démographiques des personnes appartenant à des ménages de même sexe présentent ainsi des éléments qu’on sait positivement liés à la satisfaction dans la vie, comme le niveau de vie ou le diplôme, et d’autres négativement, comme une sur-représentation dans des catégories d’âge moins satisfaites, ou la localisation en région parisienne.
En moyenne (Tableau 1), la satisfaction dans la vie moyenne diffère peu entre ménages de même sexe et ménages de sexes différents, mais l’écart entre la personne de référence et son conjoint ou sa conjointe est un peu plus faible parmi les ménages de même sexe. La différence de niveau de satisfaction est toutefois sensible qu’entre personnes en ménage et personnes sans conjoint.
Il faut cependant tenir compte de l’effet des multiples facteurs connus qui influencent la satisfaction dans la vie pour avoir une perception plus claire de l’effet net. Nous effectuons donc un calcul « toutes choses égales par ailleurs », qui permet de comparer le niveau de satisfaction des différents types de ménages à niveau de vie, âge, lieu de résidence, etc. comparables.
Type de ménage | Satisfaction | Écart |
---|---|---|
Homme avec un homme | 7,51 | 0,86 |
Femme avec une femme | 7,57 | 0,79 |
Homme avec une femme | 7,48 | 1,04 |
Femme avec un homme | 7,47 | 1,06 |
Homme seul | 6,77 | |
Femme seule | 6,66 |
La Figure 3 restitue le résultat de ce calcul, qui prend comme catégorie de références les hommes en ménage avec une femme. Il ressort qu’à caractéristiques équivalentes, les hommes en ménage avec un homme déclarent une satisfaction dans la vie inférieure de 0,2 points (sur une échelle de 0 à10) aux hommes en ménage avec une femme. En revanche, on ne constate pas de différence statistiquement significative entre les femmes en ménage avec une femme et celles en ménage avec un homme.
Cet écart de 0,2 points peut paraître faible en valeur absolue. En pratique, il s’agit toutefois d’une pénalité significative : il s’agit de l’écart moyen de satisfaction – là encore toutes choses égales par ailleurs – entre deux quintiles consécutifs de niveau de vie. En d’autres termes, cet effet correspond à une pénalité autour de 500 € par mois aux alentours du revenu médian – un quart du revenu.
Parfois, une différence entre deux moyennes reflète essentiellement une différence dans la proportion de personnes très insatisfaites (réponses entre 0 et 4 sur l’échelle de 0 à 10). Ce n’est pas le le cas ici, la propension des hommes en ménage avec un homme à répondre 4 ou moins est peu différente de celle des autres groupes. La pénalité de satisfaction à laquelle font face les hommes en ménage avec un homme porte sur l’ensemble de la distribution de la satisfaction, et, partant, sur un ensemble très vaste de situation socio-économiques.
Le travail, point douloureux chez les ménages de femmes
L’enquête SRCV intègre également une question sur la satisfaction quant au travail. Sur ce front, les hommes en ménage avec des hommes affichent un niveau moyen de satisfaction similaire à celui des hommes en ménage avec une femme et des femmes en ménage avec un homme, aux alentours de 7,2. Les femmes seules sont un peu en retrait, à 7,1, tandis que les femmes en ménage avec une autre femme accusent une évaluation assez nettement moins favorable, avec une moyenne à 6,8. L’analyse « toutes choses égales par ailleurs » montre que cet écart doit peu aux conditions observables – âge, niveau de vie, diplôme, etc. – puisque l’effet estimé est supérieur à 0,6 point de différence avec les hommes en couples avec une femme (Figure 4).
Contrairement aussi à ce que nous avons observé sur la satisfaction dans la vie en général, l’écart en défaveur des femmes en ménages avec une femmes tient pour partie au poids des personnes très insatisfaites : elles sont 12 % à déclarer une satisfaction au travail entre 0 et 4 (sur une échelle de 0 à 10) dans ce groupe, contre 8 % chez les hommes en ménage avec des hommes et entre 6 % et 7 % dans les autres groupes. L’approche « toutes choses égales par ailleurs » confirme que l’essentiel de cette différence n’est pas explicable par des caractéristiques socio-démographiques présentes dans l’enquête.
Mieux documenter les inégalités de bien-être
Cette rapide étude montre que malgré des situations moyennes relativement favorables, les ménages composés de deux personnes de même sexe déclarent un niveau de bien-être inférieur à celui déclaré par des ménages comparables composés d’un homme et d’une femme. Les hommes en ménages avec un autre homme subissent ainsi une pénalité sensible de leur satisfaction à l’égard de leur vie en général, tandis que chez les femmes en ménage avec une femme, le travail constitue le point douloureux. Des observations nouvelles et qui restent à élucider.
Annexes
Données
L’enquête Statistique sur les Ressources et Conditions de Vie des ménages est une enquête annuelle de l’Insee. 16 000 logements sont concernés, avec une enquête en face-face sur les revenus, la situation financière et les conditions de vie des ménages. Il s’agit d’une enquête en panel tournant, renouvelé par neuvième chaque année avant 2019, part quart depuis.
En raison de l’important travail statistique requis pour sa mise en forme et la détermination des pondérations, elle est habituellement disponible dans l’année suivant celle de la collecte.
Les vagues que nous utilisons sont diffusées par Quetelet-Progedo (2010 à 2020). doi:10.13144/lil-0747, doi:10.13144/lil-0826, doi:10.13144/lil-0901, doi:10.13144/lil-0988, doi:10.13144/lil-1090, doi:10.13144/lil-1180, doi:10.13144/lil-1224, doi:10.13144/lil-1304, doi:10.13144/lil-1374, doi:10.13144/lil-1441, doi:10.13144/lil-1524
Modèles de régression
Les modèles ont été estimés en utilisant les moindres carrés linéaires, avec comme variables dépendantes viesatisf (satisfaction dans la vie) et travsatisf (satisfaction vis-à-vis du travail) respectivement. Ces deux variables ont été traitées comme des variables numériques (cardinales). Nous avons déterminé la composition des ménages en ne retenant que les ménages les personnes indiquées comme étant la personne de référence et son ou sa conjointe (lienpref aux valeurs 1 ou 2), et en comparant le sexe des deux personnes (sexepr et sexecj).
Les variables de contrôle dans la régression sont indiquées dans le tableau ci-dessous.
Concept | Variable | Référence |
Niveau de vie | hx090 | N/A |
Âge | ageq | 45 à 49 ans |
Sexe | sexe | Masculin |
Type de ménage | hx060 | Personne seule |
Diplôme | 2010-2013 : dip14 2014-2020 : dipdet | Bac général |
CSP | cs42 | Employés administratifs d’entreprise |
Nombre d’enfants dans le ménage | nenfants | 0 |
Statut économique | pl031 | Salarié temps plein |
Taille de l’unité urbaine | Tuu10 | Commune rurale |
Pondérations | pb040 | |
Année d’enquête | aenq |
Bibliographie
Algava, Élisabeth, et Sandrine Penant. 2019. « En 2018, 266 000 personnes vivent en couple avec un conjoint de même sexe – Insee Première – 1774 ». 1774. Insee Première. Paris: Insee. https://www.insee.fr/fr/statistiques/4215399.
El Khoury Lesueur, Fabienne, Christophe Léon, Mégane Heron, Audrey Stibon, Annie Velter, et groupe Baromètre de Santé publique France 2017. 2021. « Santé mentale des adultes selon l’orientation sexuelle et violences subies. Résultats du Baromètre de Santé publique France 2017 ». Bulletin épidémiologique hebdomadaire, no 6‑7, 97‑104. http://beh.santepubliquefrance.fr/beh/2021/6-7/2021_6-7_1.html.
Powdthavee, Nattavudh, et Mark Wooden. 2015. « Life satisfaction and sexual minorities: Evidence from Australia and the United Kingdom ». Journal of economic behavior & organization 116 (août):107‑26. https://doi.org/10.1016/j.jebo.2015.04.012.
- Nous préférons le terme « ménage » à celui de « couple » dans la mesure où nous n’identifions que des couples cohabitants, c’est-à-dire en ménage au sens de la statistique.
- Le nombre d’individus n’est pas nécessairement un multiple du nombre de ménages : la composition d’un ménage peut changer d’une année à l’autre.
- Comme nous ne disposons que du sexe collecté lors de l’enquête, il est impossible d’identifier les personnes transgenres ou asexuelles dans ce type d’enquête, d’où la restriction aux personnes LGB dans ce travail.
- Le niveau de vie d’un ménage est égal au revenu disponible du ménage divisé par le nombre d’unités de consommation (une unité pour le premier adulte, 0,5 pour les autres personnes de 14 ans et plus, 0,3 pour les enfants plus jeunes). Il permet neutraliser en partie l’effet des différences de composition entre ménages, en tenant compte des économies liées à la vie en commun (une seule machine à laver, un seul frigo, chambre commune, etc.). Cette neutralisation importe ici, car les ménages de même sexe ont moins souvent des enfants présents dans le ménage (14 % chez les ménages de même sexe, dans leur ensemble, 25 % chez les ménages de femmes, contre 50 % des ménages de sexe différent).