Note de lâObservatoire Macro n°2023-03
Les projections concernant lâactivitĂ© Ă©conomique et les finances publiques du projet de loi de finances (PLF) 2024 prĂ©voient, sur la pĂ©riode 2023-2027, de stabiliser le ratio de la dette publique par rapport au PIB. A lâaide du modĂšle CepreHANK, cette note rĂ©vĂšle les conditions Ă©conomiques sous lesquelles ces projections peuvent se rĂ©aliser. De la plausibilitĂ© de ces conditions dĂ©coule in fine la vraisemblance du PLF 2024.
Notre Ă©valuation indique que les modifications de lâenvironnement Ă©conomique, hors du contrĂŽle du gouvernement, expliquent 70 % des Ă©carts du PIB Ă sa tendance. Comme ces modifications sont quantitativement importantes, elles donnent une premiĂšre Ă©valuation de lâincertitude entourant le PLF 2024 et du pari gouvernemental de stabiliser la dette publique par une croissance Ă©levĂ©e du PIB, plutĂŽt que par des ajustements budgĂ©taires portant sur ses dĂ©penses et ses recettes.
Lâidentification de la nature de ces modifications permet de juger leur plausibilitĂ©. Au centre des Ă©volutions Ă©conomiques nĂ©cessaires Ă la rĂ©alisation du PLF, se trouve la baisse des marge des entreprises. Celle-ci permettrait un retour rapide Ă une inflation modĂ©rĂ©e dans un contexte de forte croissance du PIB, riche en emploi. Par son amplitude, cet ajustement, nĂ©cessaire pour que le PLF se rĂ©alise, est incertain : le taux de croissance annuel du PIB serait plus faible de 0,15 point de pourcentage en moyenne sur la pĂ©riode et lâendettement public serait plus Ă©levĂ© de 3 points de pourcentage en 2027, si seulement 75% de la baisse des marges se rĂ©alisait. Dans une moindre mesure, les prĂ©visions du PLF reposent sur une hausse de lâoffre de travail dont la plausibilitĂ© repose sur lâefficacitĂ© des rĂ©formes de lâassurance chĂŽmage et des retraites. A contrario les dynamiques du PIB et de lâendettement public seraient plus favorables si lâĂ©volution de la productivitĂ© Ă©tait moins pessimiste que celle sous-jacente aux projections du PLF : le taux de croissance annuel du PIB serait supĂ©rieur de 0,25 point de pourcentage et lâendettement public baisserait de 2 points de pourcentage en 2027 si seulement 75% de la baisse de productivitĂ© se rĂ©alisait. Avec une Ă©volution plus favorable de la productivitĂ©, les projections du PLF se rĂ©aliseraient sans un ajustement fort des marges des entreprises.
Parmi dâautres facteurs explicatifs, notre Ă©tude souligne que les prĂ©visions du PLF se rĂ©aliseront si lâĂ©volution favorable des marges des entreprises compense celle dĂ©favorable de la productivitĂ©. Rien nâassure que cet Ă©quilibre se rĂ©alise effectivement, et donc que lâendettement public soit stabilisĂ©.
Au-delĂ des incertitudes sur ces projections macroĂ©conomiques, nous montrons que cet environnement Ă©conomique, dans lequel taux dâintĂ©rĂȘt rĂ©els et hauts salaires augmentent, fait progresser les inĂ©galitĂ©s, lesquelles seront renforcĂ©es si la baisse programmĂ©e des transferts se fait par un coup de rabot uniforme.
François Langot, Professeur Ă lâUniversitĂ© du Mans et directeur exĂ©cutif de lâObservatoire de MacroĂ©conomie flangot@univ-lemans.fr
Jocelyn Maillard, Ă©conomiste Ă lâObservatoire de MacroĂ©conomie jocelyn.maillard@cepremap.org
Selma Malmberg, Doctorante au CEPREMAP, selma@dynare.org
Fabien Tripier, Professeur Ă lâUniversitĂ© Paris Dauphine â PSL et Ă©conomiste Ă lâObservatoire de MacroĂ©conomie fabien.tripier@dauphine.ps
Jean-Olivier Hairault, Professeur Ă lâUniversitĂ© Paris I et directeur scientifique de lâObservatoire de MacroĂ©conomie jean-olivier.hairault@psemail.eu
Comment citer cette publication : « Quelles sont les incertitudes autour du projet de loi de finances 2024 ?» F. Langot, J. Maillard, S. Malmberg, F. Tripier & J-O. Hairault, Note de lâObservatoire de MacroĂ©conomie du Cepremap, n°2023-3, novembre 2023.
Comme chaque annĂ©e, le projet de loi de finance (PLF) annonce les chroniques budgĂ©taires sur lesquelles le gouvernement sâengage. Pour crĂ©dibiliser ses choix politiques auprĂšs des citoyens, du parlement et de la commission europĂ©enne, le PLF propose aussi des prĂ©visions macroĂ©conomiques. Toutefois, les Ă©volutions de lâenvironnement Ă©conomique qui permettent la rĂ©alisation de ces prĂ©visions de PIB et dâinflation, pour les dĂ©penses et recettes annoncĂ©es, ne sont pas explicitĂ©es et restent dans le domaine rĂ©servĂ© des prĂ©visionnistes. Pourtant, elles font partie intĂ©grante du scĂ©nario global sur lequel reposent le PLF et sa crĂ©dibilitĂ©, dâoĂč lâimportance de les rĂ©vĂ©ler pour en discuter. Câest ce que propose cette note : identifier les conditions Ă©conomiques permettant au PLF de se rĂ©aliser et discuter ainsi des incertitudes autour de ses prĂ©visions.
Notre Ă©valuation du PLF 2024 montre que :
- les décisions gouvernementales expliquent seulement 20 % de la prévision de croissance du PIB,
- dans les 70 % restant(1), se mĂȘlent des vents favorables et dĂ©favorables qui rendent cette prĂ©vision incertaine.
Cette situation rend risquĂ© le pari du gouvernement de stabiliser la dette publique, non par des ajustements budgĂ©taires importants, mais par une croissance du PIB relativement Ă©levĂ©e. Au-delĂ des agrĂ©gats macroĂ©conomiques et des arguments sous-jacents dâefficacitĂ© Ă©conomique, notre approche rĂ©vĂšle Ă©galement la hausse des inĂ©galitĂ©s de consommation que pourrait induire la baisse prĂ©vue des transferts dans le PLF si elle se faisait de façon uniforme.
Avant de prĂ©senter notre analyse, nous rappelons dâabord (i) le cadre institutionnel du PLF et lâimportance des projections Ă©conomiques quâil propose, (ii) la mĂ©thode dâĂ©valuation du PLF dĂ©veloppĂ©e par lâObservatoire de macroĂ©conomie du Cepremap.
1. Contexte institutionnel
Le projet de loi de finances (PLF) dĂ©termine pour lâannĂ©e 2024, la nature, le montant et lâaffectation des ressources et des charges de lâĂtat, ainsi que lâĂ©quilibre budgĂ©taire et financier qui en rĂ©sulte. Depuis 2008, les lois de finances sont complĂ©tĂ©es par une loi de programmation des finances publiques (LPFP) qui cadre la trajectoire globale de lâensemble des finances publiques sur plusieurs annĂ©es (2). La LPFP, si elle nâest pas contraignante pour le gouvernement, constitue un Ă©lĂ©ment clef de la coordination des politiques Ă©conomiques dans lâUnion europĂ©enne. En effet, dans le cadre de lâapplication du TraitĂ© sur la stabilitĂ©, la coordination et la gouvernance (TSCG), les gouvernements transmettent chaque annĂ©e Ă la commission europĂ©enne leur programme de stabilitĂ© (PSTAB). La LPFP est Ă©tablie Ă lâautomne, aprĂšs la rĂ©daction du PSTAB, et peut donc diffĂ©rer selon lâĂ©volution du contexte Ă©conomique et des dĂ©cisions du gouvernement.
Les PLF, LPFP et PSTAB font lâobjet dâune Ă©valuation par le Haut conseil des finances publiques (HCFP) de la Cour des comptes. Les Ă©valuations du HCFP portent principalement sur la crĂ©dibilitĂ© des hypothĂšses retenues par le gouvernement et de leurs implications pour la trajectoire des finances publiques.
2. MĂ©thode dâĂ©valuation
Notre Ă©valuation porte sur les prĂ©visions pour 2023-2027 du PLF 2024. Ces prĂ©visions prĂ©sentent le contexte macroĂ©conomique (PIB, Emploi, Consommation, InflationâŠ) sur lequel sâappuient les projections budgĂ©taires (dĂ©penses et recettes publiques). Les prĂ©visions macroĂ©conomiques sâappuient elles-mĂȘmes sur des modifications anticipĂ©es de lâenvironnement Ă©conomique. Certaines de ces modifications sont prĂ©sentĂ©es explicitement dans le PLF, comme par exemple lâimplĂ©mentation des rĂ©formes des retraites et de lâassurance chĂŽmage ou lâĂ©volution des comportements dâĂ©pargne des mĂ©nages. Toutefois, ces modifications restent pour lâessentiel dans le domaine rĂ©servĂ© des prĂ©visionnistes. Câest pourtant leur crĂ©dibilitĂ© qui fonde celle des prĂ©visions macroĂ©conomiques et in fine celle des projections budgĂ©taires annoncĂ©es. Câest pourquoi les identifier et les mesurer prĂ©cisĂ©ment nous semble la meilleure maniĂšre dâĂ©valuer le PLF.
Afin de rĂ©vĂ©ler ces modifications de lâenvironnement Ă©conomique, nous utilisons le modĂšle CepreHANK qui respecte la cohĂ©rence de lâĂ©quilibre macroĂ©conomique (production, inflation, emploi et salaire) et des finances publiques (dĂ©penses, recettes, dĂ©ficit, taux dâintĂ©rĂȘt) (3). Dans ce modĂšle, les modifications de lâenvironnement Ă©conomique apparaissent sous forme de chocs alĂ©atoires. Lorsque lâenvironnement change suite Ă ces chocs, lâĂ©conomie sâadapte via les rĂ©actions des agents Ă©conomiques (Ătat, banque centrale, syndicats, entreprises et mĂ©nages) et leurs interactions. Le modĂšle estime simultanĂ©ment toutes les chroniques de chocs qui modifient lâĂ©conomie afin que toutes les prĂ©visions du gouvernement se rĂ©alisent (4). Afin que les anticipations des agents intĂšgrent les changements politiques (en rĂ©ponse Ă la « critique de Lucas »), les rĂšgles de dĂ©penses publiques sont rĂ©-estimĂ©es. Des scĂ©narios contrefactuels analysent ensuite les consĂ©quences spĂ©cifiques de chacun de ces chocs.
Notre mĂ©thodologie quantifie ainsi de façon rigoureuse la crĂ©dibilitĂ© du PLF dans son ensemble. PremiĂšrement, plutĂŽt que de porter un jugement sur les projections gouvernementales reposant sur le consensus des prĂ©visionnistes, notre approche rĂ©vĂšle les modifications de lâenvironnement permettant Ă ces prĂ©visions de se rĂ©aliser. DeuxiĂšmement, cette approche permet dâĂ©valuer la crĂ©dibilitĂ© de lâensemble des projections et leur cohĂ©rence globale, et non de mettre lâaccent sur une prĂ©vision particuliĂšre. TroisiĂšmement, lâidentification quantitative et exhaustive de tous les chocs Ă venir permet de mesurer la contribution des dĂ©cisions budgĂ©taires dans les projections et de la comparer aux contributions des vents favorables et dĂ©favorables, rĂ©vĂ©lant ainsi lâoptimisme ou le pessimisme de la prĂ©vision. QuatriĂšmement, notre approche identifie des chocs structurels, i.e. des variations exogĂšnes des comportements Ă©conomiques prĂ©cis, et non de simples rĂ©sidus Ă©conomĂ©triques, toujours difficiles Ă interprĂ©ter.
DonnĂ©es de lâĂ©valuation
LâĂ©valuation est menĂ©e Ă partir des projections pour 2023-2027 du PLF 2024 et du PSTAB 2023 (5). Ces projections regroupent 15 sĂ©ries macroĂ©conomiques identifiant les chroniques de 15 chocs structurels.
- Les 15 sĂ©ries projetĂ©es sont : [1] PIB, [2] inflation, [3] prix du pĂ©trole, [4] bouclier tarifaire, [5] consommation publique, [6] transferts, [7] dette publique, [8] taux dâintĂ©rĂȘt de court terme, [9] taux dâintĂ©rĂȘt sur la dette publique, [10-11-12] salaire et nombre dâheures travaillĂ©es [13-14-15] par niveau de salaire (6).
- Les 15 sĂ©ries de chocs identifiĂ©s sont : [1] demande (propension Ă consommer des mĂ©nages), [2] taux de marge, [3] prix de lâĂ©nergie, [4] bouclier tarifaire, [5] consommation publique, [6] transferts, [7] politique monĂ©taire, [8] prime de risque sur la dette publique, [9-10-11] productivitĂ© et [12-13-14] dĂ©sutilitĂ© du travail par niveau de salaire, [15] erreur de mesure.
Sur la pĂ©riode 2023-2027, le taux de croissance moyen serait de 1,65 % par an et le taux dâinflation moyen de 2,15 % par an. A la fin de 2027, le ratio dette sur PIB sâĂ©tablirait Ă 108,3 %. La croissance serait riche en emploi, avec un taux de croissance des heures travaillĂ©es de 0,64 % par an, avec une plus forte croissance pour les hauts salaires (0,85 % par an) que pour les salaires intermĂ©diaires (0,73 %) et bas (0,48 %).
Quel environnement économique est compatible avec les prévisions du gouvernement ?
Quels sont les changements de lâenvironnement Ă©conomique nĂ©cessaires Ă la rĂ©alisation du PLF ? Notre Ă©valuation indique que les chocs qui ne concernent pas directement les finances publiques expliquent la plus grande part (70 %) de la prĂ©vision du PIB sur la pĂ©riode. Ceci rend alors les prĂ©visions du PLF incertaines car elles reposent grandement sur des chocs non-contrĂŽlĂ©s par le gouvernement. Ceci rend risquĂ© la stratĂ©gie de stabilisation de la dette publique qui ne repose pas sur un ajustement budgĂ©taire important, mais sur la croissance du PIB.
Figure 1 : contributions des chocs aux variations du PIB (contributions à la variance du PIB hors dépenses publiques)

Si lâon exclut les chocs budgĂ©taires, les chocs de taux de marge, de productivitĂ©, dâoffre de travail, de demande et de prime de risque expliquent la majeure partie des variations du PIB, les chocs de politique monĂ©taire et de prix de lâĂ©nergie nâayant, quant Ă eux, quâune modeste contribution (voir la figure 1) (7).
Pour que les projections du gouvernement se rĂ©alisent, notre analyse fait ressortir la nĂ©cessaire combinaison de « vents favorables », facilitant lâobjectif de croissance du PIB et de restauration de lâĂ©quilibre des finances publiques (taux de marge, offre de travail et prime de risque), et de « vents contraires » (productivitĂ© et demande), rendant cet objectif plus difficile Ă atteindre. Ce sont ces conditions qui mĂ©ritent dâĂȘtre apprĂ©ciĂ©es pour juger de la crĂ©dibilitĂ© du PLF.
Le premier « vent favorable » concerne la baisse des taux de marge des entreprises. Ces rĂ©ductions des marges contribuent pour 38,9 % Ă la prĂ©vision du PIB de 2027 (voir figure 1). Ces contractions des marges sont indispensables Ă la cohĂ©rence globale du PLF qui indique une sortie rapide, dĂšs 2024, de la pĂ©riode actuelle de forte inflation et un retour Ă une inflation modĂ©rĂ©e se produisant dans un contexte de forte croissance de lâemploi. Pour concilier le dynamisme du marchĂ© du travail avec le ralentissement de lâinflation, notre Ă©valuation indique alors que les marges apparentes des entreprises devraient baisser de 9 points de pourcentage. Des contractions des marges des entreprises françaises, favorables Ă la croissance, ont Ă©tĂ© observĂ©es lors de lâĂ©pisode inflationniste amorcĂ© en 2021 (voir OCDE (2023)). Mais les entreprises françaises ont Ă©tĂ© les seules au sein de lâOCDE Ă avoir rĂ©agi ainsi, ce qui rend fragile lâhypothĂšse de reproduction de ce comportement, a fortiori de cette ampleur. Ces contractions des marges apparentes peuvent ĂȘtre en partie induites par les baisses annoncĂ©es des cotisations sur la valeur ajoutĂ©e des entreprises (CVAE) : leur passage de 1,50 % Ă 0,75 % rĂ©duit le taux de marge apparent de 1 point de pourcentage, et leur disparition le rĂ©duirait le 1,5 point de pourcentage, laissant les 7,5 points restants Ă la charge des entreprises.
Le deuxiĂšme « vent favorable » concerne lâĂ©volution du marchĂ© du travail. Les projections du PLF requiĂšrent en effet une forte croissance de l’emploi qui ne peut pas se produire, selon notre modĂšle, sans changements dans les comportements dâoffre de travail. Nos estimations indiquent que ces modifications de lâoffre de travail contribuent pour 8,2 % Ă la prĂ©vision du PIB de 2027. Elles indiquent aussi que les ajustements sont diffĂ©rents dâun marchĂ© du travail Ă lâautre : la baisse des transferts, prĂ©vue dans le PLF, incite les employĂ©s Ă bas salaires Ă compenser ces rĂ©ductions de revenu par un accroissement de leurs heures travaillĂ©es. Comme les heures prĂ©vues pour ce type dâemployĂ© augmenteront moins que ce que gĂ©nĂšre ce mĂ©canisme, le modĂšle identifie alors une baisse exogĂšne de leur offre de travail (la dĂ©sutilitĂ© du travail croĂźt). A lâopposĂ©, le nombre prĂ©vu dâheures travaillĂ©es par les employĂ©s Ă hauts salaires croĂźt, alors quâils ne sont pas affectĂ©s par la baisse des transferts (non-Ă©ligibles) : une hausse exogĂšne de lâoffre de travail est alors nĂ©cessaire (la dĂ©sutilitĂ© du travail baisse) pour gĂ©nĂ©rer la hausse prĂ©vue de leurs heures travaillĂ©es. Ainsi, au-delĂ des rĂ©percussions des baisses des transferts sur les heures travaillĂ©es, il ne semble pas irrĂ©aliste dâenvisager que les rĂ©formes des retraites et de lâassurance-chĂŽmage ou la loi « plein-emploi » se traduisent par des variations de la population employĂ©e et des heures travaillĂ©es qui soient diffĂ©rentes suivant la rĂ©munĂ©ration. En effet, des mesures sociales accompagnent ces rĂ©formes structurelles via des modulations en faveur des plus modestes (par exemple, la procĂ©dure de « retraite anticipĂ©e pour carriĂšre longue » de la derniĂšre rĂ©forme des retraites). Les variations exogĂšnes et diffĂ©renciĂ©es de lâoffre de travail peuvent donc sâinterprĂ©ter comme lâimpact de ces modulations.
Le troisiĂšme « vent favorable » concerne lâĂ©volution du taux dâintĂ©rĂȘt. Les projections du PLF requiĂšrent des taux dâintĂ©rĂȘt faibles, la transmission des hausses du taux de la BCE au taux apparent de la dette Ă©tant lente. Compte tenu de la maturitĂ© assez longue de la dette française (8,5 annĂ©es en aoĂ»t 2023 (8)), le gouvernement nâest pas directement exposĂ© Ă la hausse des taux courts. NĂ©anmoins, en cas de tensions sur le marchĂ© des dettes souveraines, lâĂ©cart entre les taux de la BCE et de la dette pourrait se rĂ©duire plus rapidement et fragiliser les projections du PLF.
Notre Ă©valuation du PLF rĂ©vĂšle Ă©galement que des « vents contraires » doivent ĂȘtre pris en compte pour voir se rĂ©aliser les prĂ©visions du PLF. Le premier est un ralentissement de la productivitĂ© du travail qui contribuerait Ă hauteur de 47 % de la rĂ©alisation du PIB de 2027. Cette baisse de la productivitĂ© en France se retrouve dans les prĂ©visions de lâOCDE. Notre modĂšle indique aussi que cette baisse de la productivitĂ© sâobserve pour tous les niveaux de salaire.
Le second « vent contraire » est un faible niveau de la demande des mĂ©nages, qui contribue Ă hauteur de 30 % Ă la rĂ©alisation du PIB en 2024 et 2025 (9). Selon lâINSEE, le taux d’Ă©pargne des mĂ©nages français est de 16 % en moyenne entre 1950 Ă 2023, atteignant un niveau record de 27 % en 2021-T2. Il a baissĂ© jusquâen 2022-T2 oĂč il Ă©tait de 16,6 %, mais depuis remonte pour ĂȘtre Ă 18,8 % en 2023-T2. En accord avec ces donnĂ©es, notre modĂšle identifie une prĂ©fĂ©rence pour l’Ă©pargne qui reste durablement au-dessus de sa moyenne dans les deux annĂ©es qui viennent.
Ainsi, il existe des Ă©lĂ©ments de plausibilitĂ© pour l’ensemble des chocs identifiĂ©s. En outre, les contributions des chocs favorables et dĂ©favorables sont similaires, soulignant que les prĂ©visions ne sont pas exagĂ©rĂ©ment pessimistes ou optimistes. Cette contribution Ă©quilibrĂ©e crĂ©dibilise les prĂ©visions gouvernementales. Toutefois, la baisse des taux de marge, nĂ©cessaire pour contrebalancer lâimpact nĂ©gatif dâune productivitĂ© en baisse, nous semble ĂȘtre la source d’incertitude la plus importante autour des prĂ©visions du PLF.
Tableau 1. Projections macroéconomiques du PLF 2024 et selon des scénarios alternatifs
Variable | PLF 2024 | Scénarios alternatifs sur | ||||
Taux dâintĂ©rĂȘt | Offre de travail | Taux de marge | ProductivitĂ© | Demande | ||
PIB | 1,65 | 1,63 | 1,60 | 1,50 | 1,91 | 1,69 |
Inflation | 2,15 | 1,92 | 2,28 | 2,96 | 1,52 | 2,49 |
Dette sur PIB | 108,3 | 110,6 | 108,6 | 111,4 | 106,6 | 106,5 |
Emploi | 0,64 | 0,62 | 0,62 | 0,54 | 0,54 | 0,67 |
Emploi : bas salaires | 0,48 | 0,46 | 0,48 | 0,38 | 0,43 | 0,51 |
Emploi : salaires médian | 0,73 | 0,71 | 0,72 | 0,63 | 0,62 | 0,75 |
Emploi : hauts salaires | 0,86 | 0,83 | 0,66 | 0,74 | 0,55 | 0,89 |
3. Des vents favorables moins puissants
Un risque pour le PLF serait donc que les vents favorables nécessaires à la réalisation de ces prévisions soient moins puissants.
Plus faible baisse des marges des entreprises
Les projections du PLF prĂ©voient une sortie rapide, dĂšs 2024, de la pĂ©riode actuelle de forte inflation grĂące en partie Ă une rĂ©duction des taux de marge des entreprises (10). Si lâon rĂ©duit de 25 % ces baisses attendues des marges des entreprises (colonne 4 du tableau 1), alors de plus fortes pressions inflationnistes (le taux dâinflation serait en moyenne de 2,96 % par an contre 2,15 % dans le PLF) conduiraient Ă une hausse des taux dâintĂ©rĂȘt et une baisse des salaires rĂ©els venant rĂ©duire la croissance (1,50 % par an contre 1,65 % dans le PLF). La dette sâĂ©lĂšverait alors Ă 111,4 % du PIB en 2027. Le taux de croissance de lâemploi ne serait que de 0,53 % par an, contre 0,64 % dans le PLF.
Stimulation moins forte de lâoffre de travail
Les projections du PLF prĂ©voient une forte croissance de l’emploi qui ne peut pas se rĂ©aliser, selon notre modĂšle, sans changements du comportement dâoffre de travail. En particulier, notre modĂšle suggĂšre que les travailleurs Ă hauts salaires soient prĂȘts Ă davantage travailler pour des niveaux de salaire inchangĂ©s (11). Ces adaptations sâexpliqueraient par les rĂ©formes du marchĂ© du travail prĂ©cĂ©demment mentionnĂ©es. Notre estimation rĂ©vĂšle que la rĂ©ussite de ces politiques est nĂ©cessaire que les projections du PLF se pour la rĂ©alisent (colonne 3 du tableau 1). Si lâampleur de ces modifications de lâoffre de travail des hauts salaires Ă©tait rĂ©duite de 25 %, la croissance serait plus faible (1,60 % par an en moyenne soit une perte de 0,05 point de pourcentage par rapport au PLF) et la progression de lâemploi des hauts salaires serait freinĂ©e, passant de 0,86 % par an Ă 0,66%. Lorsque lâoffre de travail est moins stimulĂ©e, lâinflation est plus forte (2,28 % par an en moyenne entre 2023 et 2027 contre 2,15 % dans le PLF), ce qui amortit en partie la hausse du ratio de dette qui reprĂ©senterait 108,6 % du PIB fin 2027 (soit une hausse de 0,3 point par rapport au PLF).
Ăvolution moins favorable des taux dâintĂ©rĂȘt
Les projections du PLF requiĂšrent des taux dâintĂ©rĂȘt faibles, la transmission des hausses du taux de la BCE au taux apparent de la dette Ă©tant lente. En Ă©tant moins optimiste que le gouvernement sur lâĂ©volution du taux dâintĂ©rĂȘt sur la dette publique (12) (colonne 2 du tableau 1), le taux de croissance annuel serait plus faible de seulement 0,02 point sur la pĂ©riode 2023-2027 (lâĂ©conomie serait principalement impactĂ©e en 2024) mais le ratio dette sur PIB augmenterait de 2,3 points, passant Ă 110,6 % fin 2027.
4. Des vents contraires moins puissants
Notre évaluation du PLF révÚle que la réalisation de ses prévisions nécessite aussi des vents contraires qui les rendent donc plus difficiles à réaliser.
Plus faible baisse de la productivité du travail
Les projections du PLF supposent une trĂšs forte croissance de lâemploi. En consĂ©quence, la productivitĂ© du travail serait amenĂ©e Ă dĂ©cliner : les nouveaux emplois pourvus, pour chaque niveau de salaire, seraient moins productifs que les emplois actuels. Si ces pertes de productivitĂ© Ă©taient plus faibles (13) (colonne 5 du tableau 1), alors la croissance pourrait ĂȘtre de 1,91 % par an (contre 1,65%), dans un contexte de trĂšs faible inflation (1,52 % par an contre 2,15%). La dette ne reprĂ©senterait alors plus que 106,6 % du PIB en 2027. Mais ces meilleurs rĂ©sultats concernant le PIB, lâinflation et lâendettement se feraient au prix de plus faibles crĂ©ations dâemploi. Avec une trajectoire de productivitĂ© plus favorable, moins dâemplois seraient nĂ©cessaires pour produire : le taux de croissance de lâemploi ne serait plus que de 0,54 % par an. Les emplois les mieux rĂ©munĂ©rĂ©s verraient leur taux de croissance diminuer plus fortement (0,55 % par an contre 0,86 % dans le scĂ©nario du PLF).
Plus faible baisse de la demande des ménages
Nos rĂ©sultats indiquent que les mĂ©nages auraient, entre 2024-2025, une forte propension Ă Ă©pargner modĂ©rant leur consommation et ce malgrĂ© la croissance de leurs revenus. En lâabsence de ces variations de la demande, il y aurait une hausse de la consommation en 2024-2025 et donc Ă©galement de lâactivitĂ© Ă©conomique et des ressources de lâĂtat. Ainsi, si on modĂšre cette contraction de la demande des mĂ©nages (14), le taux de croissance moyen du PIB entre 2023 et 2025 serait de 1,85 % par an (soit 1,69 % en moyenne sur 5 ans contre 1,65%), avec une inflation Ă 2,90 % (soit 2,49 % en moyenne sur 5 ans contre 2,15%) et un ratio dette sur PIB de 106,5 % en 2027. Lâincidence de cette faible demande disparaissant Ă lâhorizon 2027, la croissance de lâemploi ne serait pas affectĂ©e.
5. LâĂ©volution des inĂ©galitĂ©s
En cohĂ©rence avec la dynamique macroĂ©conomique, le modĂšle CepreHANK prĂ©voit lâĂ©volution des inĂ©galitĂ©s. Les augmentations du taux dâintĂ©rĂȘt rĂ©el et des hauts salaires sont des facteurs dâaccroissement des inĂ©galitĂ©s, tandis quâune croissance du PIB forte en emploi favorise davantage la consommation des plus pauvres. Lorsque nous faisons lâhypothĂšse que tous les transferts sont diminuĂ©s de façon homogĂšne, le modĂšle rĂ©vĂšle que les inĂ©galitĂ©s augmentent fortement : en 2023, un travailleur aisĂ© consomme 5,25 fois plus quâun travailleur pauvre, alors quâil pourrait consommer 6,25 fois plus en 2027 (15). La baisse des transferts pĂ©nalise les mĂ©nages aux plus bas revenus qui en sont les principaux bĂ©nĂ©ficiaires et qui nâont pas dâĂ©pargne pour compenser ces pertes de revenu. Dans ce scĂ©nario, la croissance forte, qui favorise pourtant bien la consommation des plus dĂ©favorisĂ©s, nâest pas suffisante pour contenir la hausse des inĂ©galitĂ©s, ce qui risquerait de bloquer la mise en place des dĂ©cisions nĂ©cessaires Ă la rĂ©alisation du PLF. Baisser les transferts Bismarckiens (indexĂ©s sur le revenu) plutĂŽt que Beveridgiens (non indexĂ©s) sâimpose dĂšs lors comme la seule solution pour Ă©viter une trop grande croissance des inĂ©galitĂ©s.
Encadré 1. Décomposition de la variance du PIB
Cette figure donne la décomposition exhaustive de la variance du PIB en fonction des 15 sources de fluctuation intégrées dans CepreHANK.

En 2027, la somme des contributions des chocs de consommation publique et de transferts, auquel on ajoute aussi la contribution de lâerreur de mesure sâĂ©lĂšve Ă 16,1%+5,9 % + 12,5 % = 34,5 %. Pour extraire les chocs qui ne sont pas dans le budget du gouvernement (ceux de la figure 1), nous analysons alors les 65,5 % restant (qui sont alors re-normalisĂ©s Ă 100%).
Encadré 2. ModÚle CepreHANK et méthode quantitative
Cet encadrĂ© prĂ©sente la mĂ©thode dâutilisation inversĂ©e du modĂšle CepreHANK dĂ©veloppĂ© au Cepremap (« Cepre » comme diminutif de Cepremap et « HANK » pour Heterogeneous Agents, HA, et New-Keynesian, NK). Dans CepreHANK, le cycle Ă©conomique rĂ©sulte de chocs externes, modifiant les comportements des agents Ă©conomiques (mĂ©nages, syndicats, entreprises, gouvernement et banque centrale), et les prix sur les marchĂ©s (biens et services, travail et finance). La BCE dĂ©cide de la politique monĂ©taire et le gouvernement français des dĂ©penses publiques et de la fiscalitĂ©.
La structure dynamique du modĂšle, rĂ©solu en Ă©quilibre gĂ©nĂ©ral avec anticipations rationnelles, dĂ©finit les interdĂ©pendances entre les changements de comportement, les ajustements de marchĂ©s et la formation des anticipations. CepreHANK intĂšgre des imperfections de marchĂ© (rigiditĂ©s de prix et de salaires, accĂšs limitĂ© aux marchĂ©s du crĂ©ditâŠ), tenant compte ainsi des difficultĂ©s dâadaptation de lâĂ©conomie aux chocs. Les diffĂ©rentes qualifications au sein des travailleurs, ainsi que les multiples Ă©volutions de carriĂšre et dâĂ©pargne, permettent dâapprĂ©hender les effets diffĂ©renciĂ©s des politiques au sein dâune population hĂ©tĂ©rogĂšne, et aussi dâanalyser les inĂ©galitĂ©s de revenu, de patrimoine et de consommation.
Le modÚle (M) décrit les relations entre les variables à expliquer ou à prédire (Y) et les variables exogÚnes ou chocs (Δ) du type
Y = M(Δ)
La mĂ©thode dâutilisation « inversĂ©e » du modĂšle consiste Ă se donner la chronique des variables prĂ©dites (ou expliquĂ©es) pour en dĂ©duire les chocs (ou variables exogĂšnes) qui permettent leurs rĂ©alisations :
Δ = M-1(Y)
Le modĂšle est estimĂ© sur donnĂ©es trimestrielles, et les variables prĂ©dites sont dĂ©duites du PLF. Les chocs sont donc dĂ©terminĂ©s simultanĂ©ment en tenant alors compte de lâensemble des interactions entre les diffĂ©rents acteurs sur tous les marchĂ©s.
EncadrĂ© 3. DonnĂ©es utilisĂ©es pour lâĂ©valuation du PLF
Les projections de croissance et dâinflation ([1] et [2]) sont donnĂ©es par les perspectives Ă moyen terme du PLF 2024. La projection du prix du pĂ©trole [3] est celle du PSTAB 2023 (baril de Brent en US$, converti en âŹ). Le bouclier tarifaire [3] est exprimĂ© en pourcentage du taux de subvention de la consommation de biens Ă©nergĂ©tiques (voir Langot et al., 2023-1). Les transferts publics, correspondant Ă l’ensemble des prestations sociales, et la consommation publique [4] sont des projections annuelles fournies par le PSTAB 2023. Le taux dâintĂ©rĂȘt Ă court terme [5] est celui du BTF Ă 3 mois fourni par le PLF 2024 et le taux apparent de la dette par le PSTAB 2023. Les sĂ©ries dâemplois et de salaires [6] sont issues du PSTAB 2023. Le marchĂ© du travail est dĂ©composĂ© en trois niveaux de salaires, regroupant les emplois par secteurs. Les hauts salaires correspondent aux emplois dans les secteurs de « information et communication » et « finance », les salaires intermĂ©diaires Ă ceux des secteurs « industrie », « construction », « scientifiques et administratifs » et « immobilier » et les bas salaires Ă ceux des secteurs « vente en gros et dĂ©tail » et « Agriculture ». Les projections de PSTAB 2023 portent sur lâemploi et les salaires pour lâensemble de lâĂ©conomie. Elles sont rĂ©parties par niveaux de salaire, en supposant que la composition des emplois par niveaux de salaire est inchangĂ©e sur la pĂ©riode projection.
Notes.
(1) Les 10 % restant sont inexpliqués (erreurs de mesure).
(2) Qu’est-ce qu’une loi de programmation des finances publiques et Qu’est-ce qu’une loi de finances.
(3) LâencadrĂ© 2 dĂ©crit comment le modĂšle CepreHANK, dĂ©termine lâĂ©quilibre macroĂ©conomique, la trajectoire des finances publiques, et les modifications de lâenvironnement nĂ©cessaire pour que les prĂ©visions du PLF se rĂ©alisent.
(4) Cette utilisation inversĂ©e du modĂšle, sâoppose son utilisation classique qui dĂ©duit les variables Ă©conomiques de lâagrĂ©gation de dĂ©cisions rĂ©pondant aux chocs (encadrĂ© 2).
(5) Sources : Assemblée Nationale et Programme de stabilité 2023-2027.
(6) Les sources des donnĂ©es sont prĂ©sentĂ©es dans lâencadrĂ© 3.
(7) La dĂ©composition de variance est faite en extrayant la partie de la variance du PIB expliquĂ©e par les changements dans les dĂ©penses de lâĂtat (consommation et transferts du gouvernement) et les erreurs de mesure. Il sâagit donc de la dĂ©composition de la variance du PIB nette de celle liĂ©e aux actions du gouvernement et au rĂ©sidu. Voir encadrĂ© 1 pour la dĂ©composition complĂšte.
(8) Source : Agence France Trésor.
(9) Au-delà de 2025, le comportement de demande des ménages se normalise.
(10) Ces taux de marge correspondent au profit rĂ©alisĂ© aprĂšs avoir rĂ©munĂ©rĂ© la totalitĂ© des facteurs de production. Sans ĂȘtre directement comparable au taux de marge mesurĂ© dans la comptabilitĂ© nationale, ils donnent une indication du degrĂ© de concurrence, cette derniĂšre le rĂ©duisant lorsquâelle sâintensifie.
(11) Lâaccroissement de lâemploi sur les postes Ă bas salaire sâexplique par la baisse des transferts dĂ©cidĂ©s par le gouvernement. Nous ne revenons donc pas sur cette variation endogĂšne de lâemploi, car nous nâenvisageons pas de modifier les transferts dĂ©cidĂ©s par le gouvernement.
(12) Afin de modĂ©rer cet optimisme, nous rĂ©duisons de 25 % la taille des chocs sur lâĂ©cart entre le taux de la BCE et le taux dâintĂ©rĂȘt sur la dette publique.
(13) La taille des chocs de productivité est réduite de 25 %.
(14) La taille des chocs de demande est réduite de 25 %.
(15) Les variations des transferts, prévues dans le PLF, sont appliquées de façon homogÚne à toutes les composantes des transferts.