Parmi les questions de notre tableau de bord du bien-être en France, c’est celle qui interroge les gens sur leur sentiment de sécurité dans leur quartier qui fait apparaître le plus grand écart entre hommes et femmes. Cette différence a été décrite depuis longtemps et occupe aujourd’hui une place importante dans l’appréhension des questions de sécurité, par exemple dans l’état des lieux de l’Insee et du Ministère de l’Intérieur.
Nous entendons ici enrichir cette vision de trois éléments : Positionner la France par rapport aux autres pays européens au regard de l’écart de sécurité ressentie entre hommes et femmes ; souligner l’ampleur du gradient social qui lie, en France plus qu’ailleurs en Europe, faibles revenus et sentiment d’insécurité des femmes ; relever les dimensions locales non seulement du sentiment d’insécurité, mais du gradient lui-même : selon le lieu où elles habitent, le sentiment de sécurité des femmes dépend ou non de leur revenu
Publiée le 08 mars 2023
Elizabeth Beasley, Observatoire du Bien-être du Cepremap
Corin Blanc, Observatoire du Bien-être du Cepremap
Mathieu Perona, Observatoire du Bien-être du Cepremap
Sentiment de sécurité en France
Dans notre enquête trimestrielle, nous constatons que les réponses à la question « À quel point vous sentez-vous en sécurité quand vous marchez seul(e) la nuit dans votre quartier ? » sont nettement plus nuancées chez les femmes que chez les hommes. Comme le montre la Figure 1, les femmes se sentent généralement plutôt en sécurité, mais moins que les hommes.
D’autres enquêtes menées en France viennent conforter ce constat. Depuis 2010, l’enquête Statistique sur les Revenus et les Conditions de Vie (SRCV) interroge sur la perception de problèmes de délinquance, de vandalisme ou de violence à côté de chez elles. La vague de 2018 et les suivantes y ajoutent des questions sur le sentiment de sécurité chez soi, dans son quartier, et sur la place de la délinquance dans les problèmes du pays. Selon l’ensemble de ces mesures, les femmes sont moins susceptibles de se sentir en sécurité que les hommes.
Et en Europe ?
Pour mettre la situation française en perspective, nous utilisons l’Enquête Sociale Européenne (ESS, de 2002 à 2020). Dans cette enquête, les questions sur le sentiment de sécurité comportent quatre modalités : « Très en sécurité », « En sécurité », « Pas en sécurité » et « Pas du tout en sécurité ». Nous nous intéressons à la part des réponses « Très en sécurité » et « En sécurité », suivant l’idée que les deux autres modalités reflètent une dimension d’inquiétude qui pèse sur l’expérience du quotidien.
À cette aune, nous constatons que les hommes se sentent plus en sécurité que les femmes dans toute l’Europe. Concernant le sentiment de sécurité la nuit dans son quartier, la France se positionne au-dessus de la moyenne européenne avec 74% des personnes qui se sentent en sécurité dans leur quartier la nuit. Toutefois, l’écart entre hommes et femmes y est le plus élevé, puisque cette proportion tombe à environ une femme sur deux (Figure 2).
Une comparaison avec d’autres types d’inquiétudes montre que ce contraste existe aussi pour la peur des agressions violentes : les Français sont en général plus inquiets que les autres Européens du risque d’être victime d’un crime violent, et l’écart entre hommes et femmes est le deuxième plus élevé d’Europe (Figure 3). Les cambriolages ne suscitent ni le même degré d’inquiétude, ni le même écart (Figure 4).
La sécurité s’achète-t-elle ?
Alors qu’ailleurs en Europe l’écart entre hommes et femmes ne dépend pas ou peu du revenu, il lui est fortement lié en France. C’est surtout du côté des revenus les plus élevés que le sentiment de sécurité des femmes augmente nettement plus vite en France qu’ailleurs : ce sont les Françaises les plus aisées qui se sentent en moyenne plus en sécurité que les Européennes à niveau de vie comparable. L’écart du sentiment de sécurité entre hommes et femmes en France semble donc comporter une dimension sociale plus forte qu’ailleurs.
Du côté des hommes, on observe également une relation légèrement moins forte que pour les femmes- entre revenu et sentiment de sécurité. Par ailleurs, les hommes partent en moyenne d’un niveau d’inquiétude moins élevé en France qu’en Europe.
Une raison plausible de ce plus grand rôle du revenu en France pourrait être un plus haut degré de ségrégation urbaine, sécurité rimant avec beaux quartiers. Cette explication cadre cependant assez mal avec le fait, comme nous le verrons plus loin, que cet écart a aussi une forte dimension macro- et micro-géographique. Un autre élément d’explication, dans la lignée de nos travaux sur la relation entre revenu et bien-être en France (Algan et al. 2018), tiendrait dans le niveau de confiance des Français dans leurs forces de sécurité (Guillonneau 2021) : si avec 68% de répondants ayant confiance dans les forces de sécurité, la France est proche de la moyenne européenne (72%), on observe qu’elle est très loin du Danemark (92%) et qu’à l’exception de l’Italie, tous les pays présentant des niveaux de confiance plus faibles sont entrés beaucoup plus récemment dans l’Union européenne. Ce niveau de confiance est par ailleurs en diminution en France depuis 2015. Comme dans d’autres domaines, le revenu serait ainsi perçu comme une protection dans un contexte de perte de confiance dans la capacité de la puissance publique.
Dis moi où tu habites …
Les données sur le sentiment de sécurité dans son quartier (Figure 7) révèlent un contraste entre le Nord de la France et les autres régions de France, tant pour les hommes que pour les femmes. C’est également dans le Nord que l’écart entre les hommes et les femmes est le plus élevé. Il ne s’agit pas là d’un simple effet de composition sociale : cet écart persiste lorsque l’on neutralise l’effet du revenu.
Nous constatons également un contraste marqué selon le type d’habitat. Au sein de l’ensemble des réponses, le sentiment de sécurité diminue progressivement quand on passe des maisons isolées aux habitats collectifs. L’écart entre hommes et femmes sépare très nettement deux groupes : d’une part les maisons isolées ou regroupées (plus grand sentiment de sécurité), et d’autre part les quartiers à immeubles (moindre sécurité). En termes d’espaces public, cette séparation correspond à la distinction entre un environnement rural ou périurbain (plus forte sécurité) d’une part, et un environnement urbain (moindre sécurité) d’autre part. En d’autres termes, l’écart dans le sentiment de sécurité entre hommes et femmes procède particulièrement de leur expérience de l’espace public en ville.
De la même manière, le sentiment de sécurité décroît progressivement avec la taille de l’unité urbaine, et l’écart entre hommes et femmes augmente rapidement lorsqu’on passe des petites villes (5 000 à 9 999 habitants, qui dans certaines régions – la région Sud par exemple – ont encore largement l’apparence d’un gros bourg) aux villes plus grandes. L’agglomération de Paris se distingue à cet égard, mais il s’agit probablement de l’effet d’un niveau de vie moyen plus élevé.
Revenu et habitat, deux dimensions en interaction
Le revenu joue-t-il toujours sur le sentiment de sécurité ? Ce n’est que dans les quartiers à immeubles et les plus grandes villes que la relation entre revenu et sentiment de sécurité est très forte.
La ségrégation spatiale – qui sépare l’espace urbain en quartiers pauvres et quartiers riches – constitue certainement un élément d’explication. On sait que cette ségrégation augmente dans la plupart des villes de France (Gérardin et Pramil, 2023). Elle ne suffit cependant pas à expliquer le faible lien entre sentiment de sécurité et revenu dans les espaces ruraux et les petites villes : certaines communes rurales sont en effet caractérisées par de faibles niveaux de revenu, tandis que d’autres ont des niveaux de richesse moyens qui n’ont rien à envier aux beaux quartiers des grandes villes.
C’est surtout dans les quartiers modestes et à revenus intermédiaires des espaces urbains, abritant les classes populaires et moyennes des villes, que l’écart entre hommes et femmes en matière de sentiment de sécurité est le plus fort. Cette observation rejoint les travaux de certains géographes (Tissolong, 2023).
Nos métriques de bien-être mettent ainsi en lumière le lien entre sentiment de sécurité, habitat et revenus. L’ampleur de cette interaction est large : le problème n’est pas circonscrit à quelques quartiers pauvres ou cités. Elle concerne aussi des quartiers mixtes de villes moyennes, et une très grande partie de la population, des plus pauvres aux plus riches.
Annexe
Question | Modalités de réponse | Enquête | Années |
Se sentir personnellement en insécurité dans son quartier ou village | 1. Souvent 2. De temps en temps 3. Rarement 4. Jamais | SRCV | 2019, 2019 |
Sentiment de sécurité à marcher seul dans la région après la nuit | 1. Très en sécurité 2. En sécurité 3. Pas en sécurité 4. Pas du tout en sécurité | ESS | 2002-2020 |
À quelle fréquence êtes-vous inquiet d’être victime d’un crime violent ? | 1. Toujours ou presque toujours 2. De temps en temps 3. Rarement 4. Jamais | ESS | 2006, 2008 et 2010 |
À quelle fréquence craignez-vous que votre maison soit cambriolée ? | 1. Toujours ou presque toujours 2. De temps en temps 3. Rarement 4. Jamais | ESS | 2006, 2008 et 2010 |
Bibliographie
Algan, Y., Beasley, E., Senik, C., Gethin, A., Jenmana, T., & Perona, M. (2018). Les Français, le bonheur et l’argent. Éditions rue d’Ulm.
Gerardin, M., Pramil, J. (2023) « En 15 ans, les disparités entre quartiers, mesurées selon le revenu, se sont accentuées dans la plupart des grandes villes », Insee Analyses, 79, https://www.insee.fr/fr/statistiques/6680439
Guillonneau,M (2021). Sécurité et société, INSEE Références, Edition 2021, https://www.insee.fr/fr/statistiques/5763569?sommaire=5763633
Tissolong, S. (2023) « Rendre la ville aux femmes », CNRS Le journal, https://lejournal.cnrs.fr/articles/rendre-la-ville-aux-femmes