Quelques semaines avant le premier tour de l’élection présidentielle, notre baromètre de mars relève un moral des Français en berne. La satisfaction dans la vie continue sa lente érosion, passant en dessous de sa moyenne depuis 2016. Le bien-être émotionnel reste particulièrement affecté, tant dans le fait de se sentir heureux que dans celui de se sentir déprimé.
Cette vague est marquée par un renforcement du pessimisme des Français quant à leur avenir personnel. Leur appréciation de ce qu’ils vont vivre dans les années qui viennent avait plutôt bien résisté à la pandémie, contrairement à leur opinion de l’avenir collectif. Depuis neuf mois et particulièrement au dernier trimestre, les perspectives de dégradation de leur situation financière – trois Français sur quatre pensent que leur situation financière va se dégrader dans l’année qui vient – semblent avoir pesé lourdement sur l’image qu’ils se font de leur vie dans les années à venir.
Deux dimensions connaissent une amélioration. La satisfaction augmente dans toutes les dimensions liées au travail, et en particulier dans l’appréciation de l’équilibre des temps de vie. Du côté des relations sociales, la deuxième partie de la pandémie a vu un gain dans le sentiment d’avoir autour de soi des gens sur qui compter. Cet écart à la situation d’avant la pandémie, sensible surtout chez les femmes, se confirme ce trimestre.
Enfin, nous avons introduit une nouvelle question à notre tableau de bord, demandant aux enquêtés dans quel pays ils voudraient vivre s’ils avaient le choix. Après la France, choisie par un peu moins de la moitié des répondants, ce sont surtout le Canada et l’Europe du Sud qui sont plébiscités.
Mathieu Perona, Observatoire du Bien-être du Cepremap
Notre tableau de bord de décembre montrait une résistance de la satisfaction générale des Français, mais une dégradation du bien-être émotionnel. Celui de mars, pris entre le début de la guerre en Ukraine et la mi-mars, voit une érosion de la satisfaction et un état émotionnel sombre. Les conséquences de la guerre sur le prix de l’énergie viennent alimenter des inquiétudes quant au pouvoir d’achat, qui pèsent sur les perspectives d’avenir1.
Tableau de bord
Mesure la plus générale du bien-être subjectif, la satisfaction dans la vie diminue pour le troisième trimestre consécutif (Figure 1). Le point de départ, septembre 2021, et l’ampleur limitée de la baisse chaque trimestre font que nous étions encore à un niveau comparable à la moyenne depuis 2016. Il ne s’agit donc pas des extrêmes marqués par la pandémie ou la crise des Gilets jaunes. Cette érosion marque toutefois une dégradation sensible de la manière dont les Français évaluent leur situation actuelle. Si le trimestre dernier le repli de la satisfaction provenait plutôt des hommes, ce sont à présent les femmes qui forment une évaluation plus négative qu’il y a trois mois.
Le contexte de décembre était déjà marqué par une double inquiétude : celle liée à une épidémie de Covid-19 toujours présente, et l’émergence d’un risque d’inflation causé par le croisement d’une reprise économique et de chaînes d’approvisionnement encore perturbées. En mars, la guerre en Ukraine a surgi brusquement, passant au moment de l’enquête au deuxième rang des préoccupations quant à la situation du pays2.
Les images des bombardements ont très certainement pesé sur le bien-être émotionnel. Le sentiment d’avoir été heureux la veille reste à un de ses plus faibles niveaux depuis 2016 (Figure 2). Dans le même temps, le sentiment de dépression (Figure 3) a atteint un niveau comparable à celui du deuxième confinement.
Un avenir sombre
Dans le sentiment d’impuissance que révèle la dépression, le désarroi face à la guerre elle-même doit jouer un rôle important. Il faut cependant aussi considérer que l’un des principaux sujets d’inquiétude des Français concernant cette guerre résidait dans ses conséquences économiques3. L’augmentation du prix de l’énergie était déjà visible dans les stations-service, et les conséquences sur le prix du gaz annoncées.
Les autres questions de l’enquête de conjoncture relèvent l’ampleur de cette inquiétude. La part des personnes qui pensent que la situation financière de leur ménage va très nettement se dégrader dans les 12 mois qui viennent est passée de 10 % en décembre 2021 à 40 % en mars 2022 (Figure 4). Trois Français sur quatre pensent que leur situation va être négativement affectée, que ce soit un peu ou nettement.
L’angoisse née des perspectives financière pèse sans doute assez lourdement sur la manière dont les ménages voient leur avenir à l’horizon de quelques années (Figure 5). Les conclusions assez inquiétantes du second volet du sixième rapport du GIEC, rendues publiques le 28 février dernier., ont pu constituer un autre motif de pessimisme.
Cet indicateur atteint ce trimestre son point le plus bas si on excepte la crise des Gilets jaunes, après quatre trimestres continus de baisse. Le pessimisme accru quant à l’avenir personnel est particulièrement prononcé chez les femmes – mais est partagé par toutes les classes d’âge et des niveaux de revenu.
Le présent ne fait pas recette. Les réponses à notre question sur l’époque à laquelle les personnes aimeraient vivres si elles avaient le choix continuent à se détourner du présent (Figure 6), qui n’est choisi que part un répondant sur cinq.
Inversement, la part des choix qui se portent sur le passé récent se renforce (Figure 7), avec près de 72 % des personnes interrogées qui choisissent une période comprise entre les années 1950 et les années 201044. Ce sont toujours les années 1980 et 1970 qui attirent le plus de suffrages.
L’équilibre des temps de vie, domaine surprenant de satisfaction
Contraste avec cette morosité, nos trois questions sur la vie professionnelle et son articulation avec la vie personnelle sont plutôt bien orientées – ainsi d’ailleurs que la question sur le sentiment que ce que l’on fait a du sens, souvent liée à l’aspect professionnel.
La satisfaction à l’égard des temps de vie connaît une forte appréciation (Figure 8). L’amélioration est remarquable chez les personnes dans leur deuxième partie de carrière5, indépendamment de leur niveau de revenu ou de leur genre.
Les derniers mois offrent de multiples pistes d’explication à ce mouvement. La suspension du pass vaccinal et du port du masque en intérieur ont pu donner l’impression d’un accès renouvelé à un certain nombre d’activités. Dans le domaine du travail lui-même, il peut s’agir tout autant d’une habitude prise du télétravail comme d’un soulagement face à un retour plus fréquent en présentiel. À partir du 02 février en effet, le télétravail n’était plus obligatoire mais simplement recommandé, ce qui s’est traduit par une augmentation des jours de présence dans certaines entreprises et administrations.
Un tissu social resserré
Dans notre tableau de bord de décembre, nous avions noté une progression du sentiment d’avoir des gens sur qui compter. Cette amélioration date de décembre 2020. Elle est particulièrement sensible chez les femmes (Figure 9). Nous continuons de faire l’hypothèse que les femmes ont plus souvent géré les aléas liés à la pandémie, en particulier la garde des enfants, et ont noué ou activé à cette occasion des liens d’entraide avec les autres parents.
Douce France
Nous introduisons avec cette vague une nouvelle question, sorte de pendant géographique à celle sur l’époque préférée:
Certaines personnes aimeraient vivre dans un autre pays. Et vous, si vous aviez le choix, dans quel pays aimeriez vous vivre ? (En imaginant que la langue et le fait de voir vos proches ne soit pas des obstacles).
L’objectif de cette question est de savoir quel pays représente pour les Français un modèle désirable, un endroit où ils aimeraient vivre. Afin de ne pas cadrer a priori les réponses, la question est ouverte : l’enquête se fait par téléphone et l’enquêteur saisit la réponse qui est ensuite codée sur une liste des pays et territoires6.
Comme il ne s’agit que de la première vague où cette question est posée, il ne s’agit à ce stade que de résultats préliminaires7. Quelques lignes de force s’en dégagent toutefois.
D’abord, la France est le pays le plus choisi, avec 46 % des réponses. La formulation de la question invitait à choisir un pays étranger, mais sans l’imposer. Nous approchons ainsi d’une sorte de mesure de l’adhésion au modèle français. Celle-ci est plus forte chez les plus de 65 ans (62 % des réponses de cette classe d’âge) et plus faible chez les moins de 45 ans (35 %).
En dehors de la France, les pays les plus choisis sont représentés dans la Figure 10. Le Canada ressort nettement comme le pays d’élection le plus fréquent, en particulier pour les moins de 65 ans. Viennent ensuite les pays d’Europe du Sud : Espagne, Italie et Portugal, pour un peu toutes les générations. Nous reviendrons plus en détail sur ce que révèle cette question dans une future Note.
Conclusion
À quelques semaines des élections, le moral des Français restait sombre, en particulier leur bien-être émotionnel. Leurs perceptions de l’avenir étaient particulièrement en berne, avec une multiplicité de facteurs d’inquiétude allant de la crise climatique aux conséquences de la guerre en Ukraine. Ce contexte explique sans doute pourquoi nous n’avons pas observé le regain d’optimisme qui caractérisait habituellement les enquêtes proches de l’élection présidentielle.
Mars 2022 | ||||
Dimension | Réponse moyenne (0 à 10) | |||
Grandes dimensions | ** | 2021 | 2022 | |
↗↘→ | Mars | Dec | Mars | |
Satisfaction de vie | ↘→ | 6,3 | 6,6 | 6,5 |
Sens de la vie | ↗↗ | 6,9 | 7,0 | 7,3 |
Bonheur | ↘→ | 6,9 | 6,7 | 6,7 |
Anxiété et dépression* | →→ | 2,2 | 2,2 | 2,3 |
Santé | →→ | 6,9 | 6,8 | 6,9 |
Niveau de vie | →→ | 6,6 | 6,6 | 6,6 |
Comparaison avec les autres | →→ | 6,7 | 6,5 | 6,6 |
Année dernière | →→ | 6,0 | 6,0 | 6,1 |
Perception de l’avenir | ||||
Vie future (personnelle) | ↘↘ | 5,9 | 5,8 | 5,6 |
Prochaine génération France | →→ | 4,1 | 3,9 | 4.0 |
Prochaine génération Europe | ↘→ | 4,2 | 4,0 | 4,0 |
Proches et environnement | ||||
Relations avec les proches | ↗→ | 8,0 | 8,2 | 8,2 |
Gens sur qui compter | →→ | 7,6 | 7,8 | 7,7 |
Sentiment de sécurité | →→ | 7,3 | 7,1 | 7,1 |
Travail et temps de vie | ||||
Satisfaction au travail | →→ | 7,2 | 7,1 | 7,2 |
Relations de travail | ↗→ | 6,9 | 7,0 | 7,2 |
Équilibre des temps de vie | ↗↗ | 5,9 | 5,7 | 6,2 |
Temps libre | ↗→ | 6,1 | 6,5 | 6,6 |
Les flèches indiquent les améliorations ou dégradations par rapport au même mois l’année précédente. Les flèches grises indiquent que la variation n’est pas significative au seuil de 5 %.
* Pour l’anxiété, un score plus haut indique un niveau d’anxiété ou d’agression plus élevé
** La première flèche indique l’évolution par rapport à l’année précédente, la deuxième flèche l’évolution par rapport au trimestre précédent
Méthodologie : évolution de l’enquête
Pour la première fois depuis juin 2016, nous avons fait évoluer les questions de notre plate-forme. Par rapport à la version initiale, nous avons introduit trois modifications.
En premier lieu, nous avons retiré la question « Parlons maintenant de vos relations avec les gens que vous croisez au cours de la journée, en dehors de votre famille. Au cours de la journée d’hier, avez-vous ressenti de l’agressivité ? ». D’une part, les réponses à ces questions n’ont pas donné de résultats marquants depuis 2016, avec seulement une augmentation de ce sentiment lors de la crise des Gilets jaunes. D’autre part, les enquêteurs de l’Insee ont indiqué que cette question suscitait régulièrement des demandes d’éclaircissements : s’agissait-il de l’agressivité ressentie par le répondant à l’égard d’autres personnes, ou du sentiment d’avoir été exposé à l’agressivité de la part d’autres personnes ?
En second lieu, la question sur l’époque préférée avait vieilli : les décennies passées proposées s’arrêtaient aux années 1990. Nous avons ajouté deux options supplémentaires, les années 2000 et les années 2010, ce qui réduit explicitement l’époque actuelle aux années 2020.
En troisième lieu, nous avons introduit une question portant sur le pays où les répondants voudraient vivre, s’ils avaient le choix et que les contingences matérielles ou les relations avec les proches n’étaient pas un obstacle. L’objectif de cette question est de mieux saisir quel pays peut jouer un rôle de modèle ou d’aspiration pour les Français.
- Comme chaque trimestre, vous pouvez retrouver l’ensemble de nos indicateurs sur notre Tableau de bord en ligne.
- CEVIPOF, Fédération Jean Jaurès, Le Monde : Enquête électorale 2022 – Vague 7 – 10-14 mars 2022. Dans la vague 6 (4-6 avril), p. 5.
- Enquête électorale 2022, Vague 7, p. 57.
- Depuis la vague de mars, cette question présente deux modalités supplémentaires. Jusqu’ici, les périodes passées distinctes s’arrêtaient aux années 1990. Nous avons ajouté les années 2000 et 2010. Ces modalités ont été peu choisies, réunissant respectivement un peu moins de 5 % et 2 % des réponses.
- Cette question n’est posée qu’aux personnes en emploi. Trop peu de personnes sont en emploi au-delà de 65 ans pour que nous prenions ici leurs réponses en compte.
- Techniquement parlant, il s’agit des codes ISO-3. Les territoires français ultramarins y disposent par exemple de leurs propres codes.
- Sur cette vague, 1726 personnes ont répondu à cette question.