Avec la crise du Covid-19 et le confinement, un quart des salariés sont brusquement passés au télétravail. Une grande enquête britannique nous permet de mettre en évidence l’impact positif en moyenne de cette réorganisation sur la satisfaction dans la vie. Concernant la santé mentale, les nouveaux télétravailleurs l’ont initialement vue se dégrader, et ce n’est qu’au bout de quelques mois qu’ils se sont adaptés et que leurs indicateurs de santé mentale ont rattrapé puis dépassé ceux de leurs collègues restés au bureau. Ces effets positifs ne concernent pas tous les groupes de la population de manière identique. Ils sont plus forts pour les couples et les personnes en zone rurale1.
Guillaume Gueguen, Observatoire du Bien-être du Cepremap
Claudia Senik, Observatoire du Bien-être du Cepremap
Introduction
En 2020, la crise du coronavirus a bouleversé nos modes de vie en imposant des mesures de distanciation sociale et le recours massif et soudain au télétravail dans la plupart des pays. Si le travail à distance devait s’installer largement et durablement, cela entraînerait des conséquences importantes et multiformes, en particulier sur le coût du travail, le prix du foncier, l’occupation du territoire, la nature du salariat, etc. Au cours de l’année 2020, les ajustements nécessaires au travail à distance ont été réalisés et le stigmate qui lui était associé a disparu. Du point de vue des entreprises, l’opportunité de conserver le travail à distance dépendra des effets de ce dernier sur la productivité. Du point de vue des salariés, c’est l’effet sur leur bien-être qui sera décisif. Cette note se place du point de vue des travailleurs : le télétravail peut-il être bénéfique à leur bien-être ?
Jusqu’à présent, les études empiriques portant sur le sujet ont été peu concluantes. Les études réalisées avant la pandémie, lorsque la proportion de télétravailleurs ne dépassait pas 3%, ont produit des résultats très divergents. Quant aux travaux réalisés pendant le Covid, peu sont en mesure de distinguer l’impact du télétravail en tant que tel de celui du contexte de crise sanitaire, car il faut pour cela disposer d’enquêtes qui suivent les mêmes personnes avant et pendant la crise, de manière à mesurer l’évolution de leur bien-être subjectif au moment où elles adoptent le télétravail. C’est précisément ce que permet l’enquête britannique UKLHS (voir Encadré 1).
Encadré 1 : Structure des données utilisées Pour étudier l’impact du télétravail sur le bien-être, nous utilisons les données de l’enquête UKHLS (UK Household Longitudinal Survey), un panel britannique annuel contenant des informations sur de nombreuses dimensions de la vie des habitants (marché du travail, satisfaction, logement, santé, etc.). En 2020, le UKHLS a mis en place un module spécial Covid-19 comportant des questions adaptées à la crise sanitaire (Understanding Society 2020a, 2020b). En restreignant notre échantillon aux personnes en emploi, nous pouvons suivre en moyenne 3700 individus au cours de quatre années avant-crise (de 2016 à 2019) puis des quatre vagues d’enquête de la période Covid-19 (de mai à novembre 2020).
Télétravail et bien-être : ce que nous savions avant la pandémie
La relation entre travail et bien-être subjectif est bien documentée2 ; elle comporte notamment quatre canaux importants, à savoir l’autonomie, le capital social, les perspectives d’évolution et le sens donné au travail. Or, chacun de ces canaux est susceptible d’agir dans des directions opposées quand le travail se fait à domicile3, si bien que l’effet net du télétravail sur le bien-être est a priori ambigu. Le tableau 1 ci-dessous résume les effets potentiellement positifs ou négatifs du travail à distance.
Adopter le télétravail : des effets négatifs qui disparaissent et des effets positifs qui apparaissent avec le temps
Comme l’enquête interroge les gens quatre fois au cours de l’année 2020, nous observons de nombreux individus qui pratiquent le télétravail lors d’une vague d’enquête, mais pas systématiquement à toutes les vagues. Nous supposons que ceci dépend surtout de la politique de confinement du gouvernement ou de la décision de l’employeur et non de la volonté du travailleur lui-même, étant donné le contexte. Nous revenons à la fin de cette note sur cette hypothèse.
Commençons par suivre les trajectoires de bien-être subjectif de trois groupes différents (Figure 1) : les personnes à qui leur profession ne permet pas de travailler à distance (courbe rouge), celles qui le peuvent et sont effectivement en télétravail au moment où l’enquête les interroge (courbe bleue) et celles qui le peuvent mais ne sont pas en télétravail au moment où elles répondent à l’enquête (courbe bleue puis verte). Nous mesurons leur satisfaction dans la vie (auto-déclarée sur une échelle de 1 à 7) ainsi que les 12 dimensions de la santé mentale relevées par le General Health Questionnaire (voir Annexe) qui qui conduisent à un score synthétique allant de 0 (très mauvaise santé mentale) à 12 (très bonne santé mentale).
Tableau 1: Effets positifs et négatifs attendus du télétravail
Effet positif du télétravail | Effet négatif du télétravail | |
Autonomie | Une planification du travail et des méthodes de travail plus personnalisées. | On redoute une surveillance électronique redoublée. |
Équilibre travail / famille | Flexibilité dans l’enchaînement des tâches privées et professionnelles au cours de la journée. | Perméabilité de la frontière entre travail et famille : interruptions du travail et intrusions du travail dans la vie privée. |
Capital social | Soulager de l’impact toxique des conflits et tensions interpersonnels éventuels. | Appauvrissement des relations interpersonnelles entre collègues et diminution de l’identité au travail. |
Perspective d’évolution dans l’entreprise | Égaliser le terrain de jeu en gommant les aspects informels de la concurrence entre travailleurs. | Moindre visibilité des dynamiques de promotion. |
Temps de trajet domicile-travail | Temps de trajets réduits, sachant qu’au-delà de trente minutes, ces derniers exercent un impact négatif sur la santé et le bien-être subjectif des travailleurs. |
Du point de vue de la santé mentale, les différents types de profession ne se distinguent pas avant la crise sanitaire, entre 2016 et 2020, mais cette dernière touche plus durement ceux dont l’activité peut être exercée à distance (Figure 2). En mai 2020, la santé mentale des télétravailleurs se dégrade plus que celle des individus travaillant sur site, que leur travail soit praticable à distance ou non. Par la suite, dès juillet 2020, la santé mentale des télétravailleurs s’améliore rapidement, et cette tendance se poursuit entre juillet et septembre 2020.
Ainsi, le passage au télétravail semble-t-il avoir été difficile au début de sa mise en place, pour faire place ensuite, après quelques mois, à un phénomène d’adaptation favorable à la santé mentale.
La figure 3 illustre ce processus d’adaptation. Elle représente l’impact de télétravailler pendant un mois, trois mois consécutifs, cinq mois consécutifs, ou sept mois consécutifs, par rapport au fait de rester sur site tout le temps. L’équation de cette estimation économétrique est décrite dans l’encadré 4. Comme on le voit, la santé mentale se dégrade le premier mois et l’effet du télétravail ne devient positif qu’au bout du cinquième mois consécutif. En revanche, l’effet positif du télétravail sur la satisfaction dans la vie est immédiat et constant.
Encadré 2 : Identification des métiers praticables à distance Nous nous intéressons aux personnes qui ne télétravaillaient pas avant la crise sanitaire et adoptent le travail à distance à cause du confinement. Ceci nous permet d’éviter les biais d’auto-sélection dans le télétravail. Nous considérons comme exerçant un métier praticable à distance, toute personne que nous observons en travail à distance au moins une fois durant la crise de 2020.
Pour être plus précis, il est possible de s’intéresser aux dimensions de la santé mentale qui conduisent à ce résultat. Au début de la crise sanitaire, le principal problème des télétravailleurs a été la difficulté de se concentrer et le sentiment d’être inutile, mais au bout de quelques mois, ces effets négatifs disparaissent (Figure 4) ou s’inversent (Figure 5).
Il en va de même pour la difficulté à prendre des décisions. Des estimations économétriques confirment que ces résultats sont estimés avec une précision suffisante. Le télétravail bénéficie particulièrement aux personnes en couple ou vivant en zone rurale
Le télétravail ne profite pas à tous de la même manière.
En ce qui concerne la satisfaction dans la vie, ce sont surtout les personnes vivant en couple et les personnes sans enfants à charge qui ont vu leur satisfaction dans la vie augmenter dans les périodes où elles travaillaient à distance. Concernant la santé mentale, les bénéfices du télétravail concernent surtout les personnes vivant en zone rurale, bien que les parents et les personnes en couple connaissent également quelques améliorations. Les télétravailleurs ruraux par exemple ont mieux dormi et vu leur stress et leur exposition à la dépression diminuer, et au total, leur bien-être psychologique (GHQ) a augmenté par rapport à celui des citadins
Conclusion
En 2020, le passage au télétravail a fini par être favorable, en moyenne, au bien-être des individus. Il a amélioré leur satisfaction dans la vie, ainsi que leur santé mentale au bout de quelques mois. Si cette organisation devait se pérenniser, il faudrait néanmoins être attentif à certains effets négatifs, surtout au moment de la mise en place du travail à distance, notamment sur le sentiment d’utilité et la capacité de prendre des décisions. De plus, le travail n’a pas eu le même effet selon les personnes. S’il offre une flexibilité adaptée à certains profils, il peut être difficile à vivre pour d’autres.
Ce travail repose sur l’analyse d’une situation où le passage au télétravail a été imposé à tous par la pandémie et le confinement. Dans ce contexte, l’amélioration de la santé mentale des télétravailleurs avec le temps peut être interprétée comme le résultat d’un processus d’adaptation. Mais elle pourrait également refléter en partie un mécanisme d’auto-sélection des individus dans le télétravail, au sens où ceux qui avaient le choix et à qui ce dispositif convenaient l’ont conservé au lieu de retourner travailler sur site, d’où l’amélioration de leur bien-être subjectif. Même si tel était le cas, il s’agit d’un résultat instructif. En effet, si le télétravail peut améliorer le bien-être de certains individus mais pas de tous, encore faut-il qu’il leur soit proposé. A la sortie de la crise sanitaire, la question se posera aux entreprises et aux partenaires sociaux de permettre aux salariés de travailler à distance un certain nombre de jours par semaine, et non de les y obliger. Cette étude montre que cette nouvelle liberté sera favorable à une majorité de travailleurs.
Références
Alezra D., Hoibian S., Perona M. et Senik C. (2020). « Heurs et malheurs du confinement », Observatoire du Bien-être du CEPREMAP, n°2020-07.
Perona M. et Senik C. eds. (2020). Le Bien-être en France, Rapport 2020, chapitre 5.1 Observatoire du Bien-être du CEPREMAP.
Senik C. (2020) Bien-être au travail : ce qui compte. Presses de SciencesPo.
Understanding Society. 2020a. “The UK Household Longitudinal Panel Survey Covid-19 @ONLINE.” 2020. https://www.understandingsociety.ac.uk/documentation/covid-19.
———. 2020b. “The Uk Household Longitudinal Panel Survey @ONLINE.” 2020. https://www.understandingsociety.ac.uk/documentation/mainstage.
Annexe
Modalités du General Health Questionnaire
- Have you recently been able to concentrate on whatever you’re doing? (0 = Less than usual / Much less than usual, 1 = Better than usual / Same as usual)
- Have you recently lost much sleep over worry? (0 = Rather more than usual / Much more than usual, 1 = Not at all / no more than usual)
- Have you recently felt that you were playing a useful part in things? (0 = Much less than usual / Less so than usual, 1 = More so than usual / Less so than usual)
- Have you recently felt constantly under strain? (0 = Much more than usual / Rather more than usual, 1 = Not at all / No more than usual)
- Have you recently felt you couldn’t overcome your difficulties? (0 = Much more than usual / Rather more than usual, 1 = Not at all / No more than usual)
- Have you recently been feeling unhappy or depressed? (0 = Much more than usual / Rather more than usual, 1 = No more than usual / Not at all)
- Have you recently been losing confidence in yourself? (0 = Much more than usual / Rather more than usual, 1 = Not at all, No more than usual)
- Have you recently been thinking of yourself as a worthless person? ( 0 = Much more than usual / Rather more than usual, 1 = Not at all / No more than usual)
- Have you recently been feeling reasonably happy, all things considered? (0 = Much less than usual / Less so than usual, 1 = More so than usual / About the same as usual)
- Have you recently felt capable of making decisions about things? (0 = Much less capable / Less so than usual, 1 = More so than usual / Same as usual)
- Have you recently been able to face up to problems? (0 = Much less able / Less able than usual, 1 = Same as usual / More so than usual)
- Have you recently been able to face up to problems? (0 = Much less able / Less able than usual, 1 = Same as usual / More so than usual)
- Have you recently been able to enjoy your normal day-to-day activities? (0 = Much less than usual / Less so than usual, 1 = Same as usual / More so than usual)
Les modalités correspondantes aux situations de bonne santé mentale sont codées en 1, celles correspondants aux situations de mauvaise santé mentale en 0. Le GHQ score est obtenu en sommant le résultat de chacune des 12 questions. Il se situe donc entre 0 (détresse psychologique) et 12 (Très bonne santé mentale).
Données et stratégie d’identification
Nous renvoyons à la version imprimable pour la description complète de la stratégie d’identification.
- Cette note reprend les éléments du Docweb Cepremap 2022-01 de Guillaume Gueguen et Claudia Senik.
- Voir notamment Senik C. (2020). Bien-être au travail : ce qui compte, Presses de SciencesPo ou Le Bien-être en France, Rapport 2020, chapitre 5.1.
- Le télétravail ne s’effectue pas nécessairement à domicile. Il s’agit cependant du cas le plus général, en particulier durant la période de pandémie où bibliothèques, cafés et tiers lieux étaient généralement fermés ou d’accès limité.