JECO 2019 : Vit-on mieux en ville ou Ă  la campagne ?

Note
Observatoire du bien-ĂȘtre

Cette intervention a Ă©tĂ© conçue pour une table ronde intitulĂ©e « Vit-on mieux en ville ou Ă  la campagne ? Â», dont l’argumentaire Ă©tait le suivant :

Les grandes mĂ©tropoles sont rĂ©guliĂšrement prĂ©sentĂ©es comme le nouvel Eldorado Ă©conomique. Elles constitueraient l’espace gĂ©ographique oĂč l’on trouverait le plus facilement un emploi, oĂč on y serait le mieux payĂ©, oĂč l’accĂšs Ă  la culture et aux services publics y est mieux assurĂ©, par opposition aux territoires dits « pĂ©riphĂ©riques » ou isolĂ©s qui se sentiraient de plus en plus abandonnĂ©s. À l’inverse, les « campagnes Â» ou les territoires moins denses bĂ©nĂ©ficient d’autres amĂ©nitĂ©s : les conditions environnementales y sont souvent plus favorables, les effets de congestions y sont moins importants, le coĂ»t du logement est en gĂ©nĂ©ral moins Ă©levĂ©, les inĂ©galitĂ©s y sont aussi souvent moins importantes. Prendre en compte des critĂšres de bien-ĂȘtre au-delĂ  des critĂšres Ă©conomiques (tels que le stress, le sentiment de bonheur, la santĂ©) change-t-il le constat ? La fracture territoriale entre ville et campagne est-elle rĂ©elle et gĂ©nĂ©rale ? On gagne mieux sa vie en ville mais cela n’est-il pas compensĂ© par un coĂ»t de la vie plus Ă©levĂ© ? Est-ce le cas dans toutes les villes ? Un territoire rural connectĂ© Ă  une mĂ©tropole est-il comparable Ă  un territoire rural isolĂ© ?

Mesurer le bien-ĂȘtre ?

Bien que les enquĂȘtes systĂ©matiques sur le bien-ĂȘtre subjectif datent de l’immĂ©diat aprĂšs-guerre, et qu’on trouve des questions de ce genre dans les enquĂȘtes antĂ©rieures (voir Davoine (2012) et Pawin (2013)), l’idĂ©e d’utiliser le bien-ĂȘtre ressenti comme un indicateur et objectif de politique publique n’est arrivĂ©e au premier plan qu’aprĂšs la crise de 2008, lorsque le besoin d’outils complĂ©mentaires au produit intĂ©rieur brut s’est fait plus fortement sentir. Sur le plan conceptuel, la France a Ă©tĂ© pionniĂšre en la matiĂšre en organisant la Commission Stiglitz-Sen-Fitoussi (dont on peut utilement relire le rapport Stiglitz, Sen, and Fitoussi (2009)), qui faisait de ces indicateurs un Ă©lĂ©ments-clef du tableau de bord d’une politique de l’aprĂšs-tout-PIB. ConcrĂštement, cela signifie poser aux citoyens des questions du type :

Dans l’ensemble, sur une Ă©chelle allant de 0 Ă  10, dans quelle mesure ĂȘtes-vous satisfait.e de la vie que vous menez actuellement ?

Figure 1

La Figure 1 ci-dessus reprĂ©sente les rĂ©ponses Ă  cette question, posĂ©e en France dans le cadre du dispositif SRCV de l’INSEE, ventilĂ©es par quartile de niveau de vie. Cette dĂ©composition illustre la principale force de cette approche : on constate que si un meilleur niveau de vie rĂ©duit la part des malheureux, il change assez peu la part des rĂ©ponses entre 5 et 10. Plus gĂ©nĂ©ralement, le champ de l’économie du bonheur montre que ce qui constitue le sentiment d’une vie bonne est un agrĂ©gat complexe, qui varie d’un individu Ă  un autre. À rebours d’indices synthĂ©tiques, construits en combinant une sĂ©lection a priori de composantes de la qualitĂ© de vie, l’économie du bien-ĂȘtre propose donc d’utiliser des indicateurs subjectifs comme celui-ci, laissant Ă  chaque individu la possibilitĂ© de choisir implicitement les Ă©lĂ©ments qu’il retient, et le poids qu’il leur donne.

Avec quelles donnĂ©es ?

Si la France a Ă©tĂ© en avance sur le plan conceptuel, l’idĂ©e d’utiliser des indicateurs subjectifs a rencontrĂ© des obstacles intellectuels et politiques importants dans notre pays.

Figure 2

Nous sommes ainsi aujourd’hui loin de nations comme la Nouvelle-ZĂ©lande, l’Islande ou l’Écosse, qui accordent Ă  ces mĂ©triques un poids central dans la conception et la conduite de leur action publique. Pour les mĂȘmes raisons, nos instruments de mesure sont en retrait de ce qui s’y fait. Ainsi, l’Office for National Statistics britannique, qui a intĂ©grĂ© ces questions dans son recensement, est en mesure de restituer des estimations au niveau des entitĂ©s politiques locales les plus fines, les local authorities (Figure 2, avec une granularitĂ© de l’ordre du NUTS 3 de la nomenclature europĂ©enne).

Figure 3

En France, la source de rĂ©fĂ©rence est une enquĂȘte annuelle touchant environ 16 000 mĂ©nages, ce qui ne permet pas une reprĂ©sentativitĂ© en-deçà du niveau de la grande rĂ©gion (ZEAT, correspondant au niveau NUTS 1 de la nomenclature europĂ©enne), ou d’une typologie d’unitĂ© urbaine en 10 catĂ©gories.

Nous sommes donc limités dans ce que nous pouvons dire en termes territoriaux, puisque nous allons raisonner sur des ensembles hétérogÚnes. Nous montrons toutefois que malgré cette hétérogénéité, quelques éléments émergent qui viennent interroger la simple opposition entre villes en campagnes.

Paris et le dĂ©sert Français ?

En 1947, Jean-François Gravier et Raoul Dautry (Gravier and Dautry (1947)) faisaient le portrait d’une France en deux parties : Paris, et le reste. Si on regarde aujourd’hui avec les outils du bien-ĂȘtre subjectifs, on constate que les Ă©carts sont somme toute faibles, ainsi que le faisait remarquer l’INSEE au dĂ©but de l’annĂ©e (Gleizes and Grobon (2019)) : du bas au haut du graphique, les moyennes de satisfaction dans la vie par unitĂ© urbaine varient de 7,15 Ă  7,35 sur une Ă©chelle de 0 Ă  10.

Figure 4

Deux Ă©lĂ©ments peuvent cependant attirer l’attention. D’une part, le positionnement de Paris, qui est proche de la moyenne nationale en termes de satisfaction de vie, malgrĂ© un niveau de vie mĂ©dian nettement plus Ă©levĂ©. Or, on sait que les revenus et le niveau de vie constitue un Ă©lĂ©ment particuliĂšrement important pour les Français dans l’évaluation de leur satisfaction de vie (Algan et al. (2018)). Il y a donc quelque chose dans l’agglomĂ©ration parisienne qui vient contrebalancer les effets d’un niveau de vie gĂ©nĂ©ral plus Ă©levĂ©. D’autre part, les unitĂ©s urbaines de 20 000 Ă  49 999 et surtout de 50 000 Ă  99 999 habitants apparaissent nettement moins satisfaites en moyenne (PĂ©ron and Perona (2018) et Perona (2019)). DerriĂšre ce dernier point il faut voir une accumulation des difficultĂ©s dans ce type d’agglomĂ©ration : les populations fragiles y sont relativement sur-reprĂ©sentĂ©es, tandis qu’une dynamique dĂ©mographique plus faible, et souvent l’émigration vers les mĂ©tropole, fragilisent les liens sociaux.

Cadre de vie et logement

ReprĂ©senter la satisfaction vis-Ă -vis du cadre de vie et du logement fait apparaĂźtre une gradation plus nette, avec en haut Ă  droite les communes rurales et les petites villes, en milieu de tableau les grandes mĂ©tropoles et mĂ©tropoles locales, les villes moyennes, et Paris en bas Ă  gauche (Figure 5).

Sans surprise, Paris a un problĂšme sur ces deux plans, mais la position des villes moyennes, moins soumises Ă  la pression dĂ©mographique, y est plus surprenante. Pour comprendre cette gradation, il faut saisir que les Ă©carts entre moyennes sont, comme pour les quartiles de la Figure 1, essentiellement dĂ»s Ă  la part plus ou moins importante de trĂšs insatisfaits. Au regard de ces indicateurs, la question « Vit-on mieux en ville ou Ă  la campagne Â» ne se pose donc pas fortement au niveau de la plupart des gens (Ă  la moyenne), mais au niveau du traitement rĂ©servĂ© aux plus fragiles.

Figure 5

Un effet du type d’habitat ?

Ce poids dĂ©terminant des populations fragiles est illustrĂ© Ă  une Ă©chelle gĂ©ographique plus fine par la Figure 6, qui reprĂ©sente les diffĂ©rents types de voisinage en fonction d’un indicateur d’isolement (la proportion de personnes n’ayant eu aucun contact ni avec leurs amis, ni avec leur famille au cours du mois prĂ©cĂ©dent, tirĂ©e de Gleizes, Grobon, and Legleye (2019)) et de la prĂ©valence d’un fort sentiment de solitude.

Figure 6

On voit que les citĂ©s et grands ensembles sont, en dĂ©pit de leur forte densitĂ©, des lieux oĂč la solitude est prĂ©sente, touchant plus d’une personne sur dix – et l’image serait sensiblement la mĂȘme si on reprĂ©sentait la satisfaction de vie. Bien Ă©videmment, l’effet d’accumulation des difficultĂ©s sociales joue ici Ă  plein, mais mĂȘme en neutralisant la composition socio-dĂ©mographique de la population, il reste un Ă©cart avec les autres structures urbaines. Ainsi, ce n’est peut-ĂȘtre pas tant la ville qui est en cause que certaines formes d’urbanisme, qui manquent d’urbanitĂ©.

Une géographie plus complexe

Figure 7

Faute de donnĂ©es, il est possible de faire des modĂ©lisations sur la base de ce que nous savons des corrĂ©lats de la satisfaction de vie et de la confiance interpersonnelle, deux Ă©lĂ©ments dont nous rĂ©cents travaux (Algan et al. (2019)) ont montrĂ© combien ils structurent aujourd’hui l’espace politique français.

Figure 8

Ces modĂ©lisations font apparaĂźtre une gĂ©ographie plus complexe que les oppositions construites jusqu’ici. Sur la satisfaction de vie (Figure 7), on voit certes bien les mĂ©tropoles nationales et rĂ©gionales, mais aussi de vastes campagnes oĂč les conditions de vie sont favorables, et inversement des poches dĂ©favorables au sein mĂȘme des pĂŽles urbains et sur de vastes Ă©tendues rurales.

En ce qui concerne la confiance interpersonnelle (Figure 8), les structures macro-régionales dominent, avec un large gradient du nord-est au sud-ouest, cet élément procédant de déterminants historiques plus lents à évoluer.

Se doter d’outils de mesure

Ces Ă©lĂ©ments nous font dire que les contrastes qui peuvent exister entre villes et campagnes, et entre types de villes, procĂšdent d’abord du recouvrement hĂ©tĂ©rogĂšne de phĂ©nomĂšnes qui vont de l’échelle macro-rĂ©gionale Ă  l’échelle du quartier. Pour aller plus loin, il nous semble indispensable de nous doter d’outils de mesure Ă  ces Ă©chelles. Dans ce domaine, les Britanniques ont une longueur d’avance : le What Works Wellbeing a Ă©laborĂ© toute une boĂźte Ă  outils pour permettre aux collectivitĂ©s locales de toutes tailles de collecter des mesures organisĂ©es autour du bien-ĂȘtre subjectif, afin d’identifier les points douloureux et les leviers d’action. Ce type d’initiative ne demande qu’à ĂȘtre dĂ©clinĂ© en France. Alors pourrons-nous mieux analyser ce que recouvrent les diffĂ©rences entre territoires.

Figure 8

Bibliographie

Algan, Yann, Elizabeth Beasley, Daniel Cohen, and Martial Foucault. 2019. Les origines du populisme: enquĂȘte sur un schisme politique et social. Paris, France: Seuil.

Algan, Yann, Elizabeth Beasley, Claudia Senik, Amory Gethin, Thanasak Jenmana, and Mathieu Perona. 2018. Les Français, le bonheur et l’argent. Opuscules du CEPREMAP 46. Paris, France: Éditions rue d’Ulm/Presses de l’École normale supĂ©rieure. https://www.cepremap.fr/publications/les-francais-le-bonheur-et-largent/.

Davoine, Lucie. 2012. Économie du bonheur. Paris, France: la DĂ©couverte.

Gleizes, François, and SĂ©bastien Grobon. 2019. “Le Niveau de Satisfaction Dans La Vie DĂ©pend Peu Du Type de Territoire de RĂ©sidence – Insee Focus – 139.” January 14, 2019. https://www.insee.fr/fr/statistiques/3693199.

Gleizes, François, SĂ©bastien Grobon, and StĂ©phane Legleye. 2019. “3 % Des Individus IsolĂ©s de Leur Famille et de Leur Entourage : Un Cumul de DifficultĂ©s SocioĂ©conomiques et de Mal-ĂȘtre – Insee PremiĂšre – 1770.” INSEE PremiĂšre, no. 1770 (September). https://www.insee.fr/fr/statistiques/4205228.

Gravier, Jean-François, and Raoul Dautry. 1947. Paris et le désert français: décentralisation, équipement, population. Paris, France: Le Portulan, cop. 1947.

Pawin, RĂ©my. 2013. Histoire du bonheur en France depuis 1945. Paris, France: Robert Laffont, 2013.

PĂ©ron, Madeleine, and Mathieu Perona. 2018. “Note de l’Observatoire du Bien-ĂȘtre n°2018-07 : Bonheur rural, malheur urbain ?” 2018-07. Notes de l’Observatoire du Bien-ĂȘtre. Observatoire du Bien-ĂȘtre du CEPREMAP. https://www.cepremap.fr/2018/11/note-de-lobservatoire-du-bien-etre-n2018-07-bonheur-rural-malheur-urbain/.

Perona, Mathieu. 2019. “Note de l’Observatoire du Bien-ĂȘtre n°2019-01 : La France Malheureuse.” 2019-01. Notes de l’Observatoire du Bien-ĂȘtre. Observatoire du Bien-ĂȘtre du CEPREMAP. https://www.cepremap.fr/2019/02/note-de-lobservatoire-du-bien-etre-n2019-01-la-france-malheureuse/.

Stiglitz, Joseph, Amartya Sen, and Jean-Paul Fitoussi. 2009. “Mesure Performances Economiques et Progres Social.” Paris, France: PrĂ©sidence de la RĂ©publique MinistĂšre de l’Economie, de l’Industrie et de l’Emploi. https://www.vie-publique.fr/rapport/30513-mesure-performances-economiques-et-progres-social.