Cette intervention a Ă©tĂ© conçue pour une table ronde intitulĂ©e « Vit-on mieux en ville ou Ă la campagne ? », dont lâargumentaire Ă©tait le suivant :
Les grandes mĂ©tropoles sont rĂ©guliĂšrement prĂ©sentĂ©es comme le nouvel Eldorado Ă©conomique. Elles constitueraient lâespace gĂ©ographique oĂč lâon trouverait le plus facilement un emploi, oĂč on y serait le mieux payĂ©, oĂč lâaccĂšs Ă la culture et aux services publics y est mieux assurĂ©, par opposition aux territoires dits « pĂ©riphĂ©riques » ou isolĂ©s qui se sentiraient de plus en plus abandonnĂ©s. Ă lâinverse, les « campagnes » ou les territoires moins denses bĂ©nĂ©ficient dâautres amĂ©nitĂ©s : les conditions environnementales y sont souvent plus favorables, les effets de congestions y sont moins importants, le coĂ»t du logement est en gĂ©nĂ©ral moins Ă©levĂ©, les inĂ©galitĂ©s y sont aussi souvent moins importantes. Prendre en compte des critĂšres de bien-ĂȘtre au-delĂ des critĂšres Ă©conomiques (tels que le stress, le sentiment de bonheur, la santĂ©) change-t-il le constat ? La fracture territoriale entre ville et campagne est-elle rĂ©elle et gĂ©nĂ©rale ? On gagne mieux sa vie en ville mais cela nâest-il pas compensĂ© par un coĂ»t de la vie plus Ă©levĂ© ? Est-ce le cas dans toutes les villes ? Un territoire rural connectĂ© Ă une mĂ©tropole est-il comparable Ă un territoire rural isolĂ© ?
Mesurer le bien-ĂȘtre ?
Bien que les enquĂȘtes systĂ©matiques sur le bien-ĂȘtre subjectif datent de lâimmĂ©diat aprĂšs-guerre, et quâon trouve des questions de ce genre dans les enquĂȘtes antĂ©rieures (voir Davoine (2012) et Pawin (2013)), lâidĂ©e dâutiliser le bien-ĂȘtre ressenti comme un indicateur et objectif de politique publique nâest arrivĂ©e au premier plan quâaprĂšs la crise de 2008, lorsque le besoin dâoutils complĂ©mentaires au produit intĂ©rieur brut s’est fait plus fortement sentir. Sur le plan conceptuel, la France a Ă©tĂ© pionniĂšre en la matiĂšre en organisant la Commission Stiglitz-Sen-Fitoussi (dont on peut utilement relire le rapport Stiglitz, Sen, and Fitoussi (2009)), qui faisait de ces indicateurs un Ă©lĂ©ments-clef du tableau de bord dâune politique de lâaprĂšs-tout-PIB. ConcrĂštement, cela signifie poser aux citoyens des questions du type :
Dans lâensemble, sur une Ă©chelle allant de 0 Ă 10, dans quelle mesure ĂȘtes-vous satisfait.e de la vie que vous menez actuellement ?

La Figure 1 ci-dessus reprĂ©sente les rĂ©ponses Ă cette question, posĂ©e en France dans le cadre du dispositif SRCV de lâINSEE, ventilĂ©es par quartile de niveau de vie. Cette dĂ©composition illustre la principale force de cette approche : on constate que si un meilleur niveau de vie rĂ©duit la part des malheureux, il change assez peu la part des rĂ©ponses entre 5 et 10. Plus gĂ©nĂ©ralement, le champ de lâĂ©conomie du bonheur montre que ce qui constitue le sentiment dâune vie bonne est un agrĂ©gat complexe, qui varie dâun individu Ă un autre. Ă rebours dâindices synthĂ©tiques, construits en combinant une sĂ©lection a priori de composantes de la qualitĂ© de vie, lâĂ©conomie du bien-ĂȘtre propose donc dâutiliser des indicateurs subjectifs comme celui-ci, laissant Ă chaque individu la possibilitĂ© de choisir implicitement les Ă©lĂ©ments quâil retient, et le poids quâil leur donne.
Avec quelles données ?
Si la France a Ă©tĂ© en avance sur le plan conceptuel, lâidĂ©e dâutiliser des indicateurs subjectifs a rencontrĂ© des obstacles intellectuels et politiques importants dans notre pays.
Figure 2
Nous sommes ainsi aujourdâhui loin de nations comme la Nouvelle-ZĂ©lande, lâIslande ou lâĂcosse, qui accordent Ă ces mĂ©triques un poids central dans la conception et la conduite de leur action publique. Pour les mĂȘmes raisons, nos instruments de mesure sont en retrait de ce qui sây fait. Ainsi, lâOffice for National Statistics britannique, qui a intĂ©grĂ© ces questions dans son recensement, est en mesure de restituer des estimations au niveau des entitĂ©s politiques locales les plus fines, les local authorities (Figure 2, avec une granularitĂ© de lâordre du NUTS 3 de la nomenclature europĂ©enne).

En France, la source de rĂ©fĂ©rence est une enquĂȘte annuelle touchant environ 16 000 mĂ©nages, ce qui ne permet pas une reprĂ©sentativitĂ© en-deçà du niveau de la grande rĂ©gion (ZEAT, correspondant au niveau NUTS 1 de la nomenclature europĂ©enne), ou dâune typologie dâunitĂ© urbaine en 10 catĂ©gories.
Nous sommes donc limités dans ce que nous pouvons dire en termes territoriaux, puisque nous allons raisonner sur des ensembles hétérogÚnes. Nous montrons toutefois que malgré cette hétérogénéité, quelques éléments émergent qui viennent interroger la simple opposition entre villes en campagnes.
Paris et le désert Français ?
En 1947, Jean-François Gravier et Raoul Dautry (Gravier and Dautry (1947)) faisaient le portrait dâune France en deux parties : Paris, et le reste. Si on regarde aujourdâhui avec les outils du bien-ĂȘtre subjectifs, on constate que les Ă©carts sont somme toute faibles, ainsi que le faisait remarquer lâINSEE au dĂ©but de lâannĂ©e (Gleizes and Grobon (2019)) : du bas au haut du graphique, les moyennes de satisfaction dans la vie par unitĂ© urbaine varient de 7,15 Ă 7,35 sur une Ă©chelle de 0 Ă 10.

Deux Ă©lĂ©ments peuvent cependant attirer lâattention. Dâune part, le positionnement de Paris, qui est proche de la moyenne nationale en termes de satisfaction de vie, malgrĂ© un niveau de vie mĂ©dian nettement plus Ă©levĂ©. Or, on sait que les revenus et le niveau de vie constitue un Ă©lĂ©ment particuliĂšrement important pour les Français dans lâĂ©valuation de leur satisfaction de vie (Algan et al. (2018)). Il y a donc quelque chose dans lâagglomĂ©ration parisienne qui vient contrebalancer les effets dâun niveau de vie gĂ©nĂ©ral plus Ă©levĂ©. Dâautre part, les unitĂ©s urbaines de 20 000 Ă 49 999 et surtout de 50 000 Ă 99 999 habitants apparaissent nettement moins satisfaites en moyenne (PĂ©ron and Perona (2018) et Perona (2019)). DerriĂšre ce dernier point il faut voir une accumulation des difficultĂ©s dans ce type dâagglomĂ©ration : les populations fragiles y sont relativement sur-reprĂ©sentĂ©es, tandis quâune dynamique dĂ©mographique plus faible, et souvent lâĂ©migration vers les mĂ©tropole, fragilisent les liens sociaux.
Cadre de vie et logement
Représenter la satisfaction vis-à -vis du cadre de vie et du logement fait apparaßtre une gradation plus nette, avec en haut à droite les communes rurales et les petites villes, en milieu de tableau les grandes métropoles et métropoles locales, les villes moyennes, et Paris en bas à gauche (Figure 5).
Sans surprise, Paris a un problÚme sur ces deux plans, mais la position des villes moyennes, moins soumises à la pression démographique, y est plus surprenante. Pour comprendre cette gradation, il faut saisir que les écarts entre moyennes sont, comme pour les quartiles de la Figure 1, essentiellement dûs à la part plus ou moins importante de trÚs insatisfaits. Au regard de ces indicateurs, la question « Vit-on mieux en ville ou à la campagne » ne se pose donc pas fortement au niveau de la plupart des gens (à la moyenne), mais au niveau du traitement réservé aux plus fragiles.

Un effet du type dâhabitat ?
Ce poids dĂ©terminant des populations fragiles est illustrĂ© Ă une Ă©chelle gĂ©ographique plus fine par la Figure 6, qui reprĂ©sente les diffĂ©rents types de voisinage en fonction dâun indicateur dâisolement (la proportion de personnes nâayant eu aucun contact ni avec leurs amis, ni avec leur famille au cours du mois prĂ©cĂ©dent, tirĂ©e de Gleizes, Grobon, and Legleye (2019)) et de la prĂ©valence dâun fort sentiment de solitude.

On voit que les citĂ©s et grands ensembles sont, en dĂ©pit de leur forte densitĂ©, des lieux oĂč la solitude est prĂ©sente, touchant plus dâune personne sur dix – et lâimage serait sensiblement la mĂȘme si on reprĂ©sentait la satisfaction de vie. Bien Ă©videmment, lâeffet dâaccumulation des difficultĂ©s sociales joue ici Ă plein, mais mĂȘme en neutralisant la composition socio-dĂ©mographique de la population, il reste un Ă©cart avec les autres structures urbaines. Ainsi, ce nâest peut-ĂȘtre pas tant la ville qui est en cause que certaines formes dâurbanisme, qui manquent dâurbanitĂ©.
Une géographie plus complexe

Faute de donnĂ©es, il est possible de faire des modĂ©lisations sur la base de ce que nous savons des corrĂ©lats de la satisfaction de vie et de la confiance interpersonnelle, deux Ă©lĂ©ments dont nous rĂ©cents travaux (Algan et al. (2019)) ont montrĂ© combien ils structurent aujourdâhui lâespace politique français.

Ces modĂ©lisations font apparaĂźtre une gĂ©ographie plus complexe que les oppositions construites jusquâici. Sur la satisfaction de vie (Figure 7), on voit certes bien les mĂ©tropoles nationales et rĂ©gionales, mais aussi de vastes campagnes oĂč les conditions de vie sont favorables, et inversement des poches dĂ©favorables au sein mĂȘme des pĂŽles urbains et sur de vastes Ă©tendues rurales.
En ce qui concerne la confiance interpersonnelle (Figure 8), les structures macro-régionales dominent, avec un large gradient du nord-est au sud-ouest, cet élément procédant de déterminants historiques plus lents à évoluer.
Se doter dâoutils de mesure
Ces Ă©lĂ©ments nous font dire que les contrastes qui peuvent exister entre villes et campagnes, et entre types de villes, procĂšdent dâabord du recouvrement hĂ©tĂ©rogĂšne de phĂ©nomĂšnes qui vont de lâĂ©chelle macro-rĂ©gionale Ă lâĂ©chelle du quartier. Pour aller plus loin, il nous semble indispensable de nous doter dâoutils de mesure Ă ces Ă©chelles. Dans ce domaine, les Britanniques ont une longueur dâavance : le What Works Wellbeing a Ă©laborĂ© toute une boĂźte Ă outils pour permettre aux collectivitĂ©s locales de toutes tailles de collecter des mesures organisĂ©es autour du bien-ĂȘtre subjectif, afin dâidentifier les points douloureux et les leviers dâaction. Ce type dâinitiative ne demande quâĂ ĂȘtre dĂ©clinĂ© en France. Alors pourrons-nous mieux analyser ce que recouvrent les diffĂ©rences entre territoires.

Bibliographie
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Algan, Yann, Elizabeth Beasley, Claudia Senik, Amory Gethin, Thanasak Jenmana, and Mathieu Perona. 2018. Les Français, le bonheur et lâargent. Opuscules du CEPREMAP 46. Paris, France: Ăditions rue dâUlm/Presses de lâĂcole normale supĂ©rieure. https://www.cepremap.fr/publications/les-francais-le-bonheur-et-largent/.
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Gleizes, François, SĂ©bastien Grobon, and StĂ©phane Legleye. 2019. â3 % Des Individus IsolĂ©s de Leur Famille et de Leur Entourage : Un Cumul de DifficultĂ©s SocioĂ©conomiques et de Mal-ĂȘtre – Insee PremiĂšre – 1770.â INSEE PremiĂšre, no. 1770 (September). https://www.insee.fr/fr/statistiques/4205228.
Gravier, Jean-François, and Raoul Dautry. 1947. Paris et le désert français: décentralisation, équipement, population. Paris, France: Le Portulan, cop. 1947.
Pawin, RĂ©my. 2013. Histoire du bonheur en France depuis 1945. Paris, France: Robert Laffont, 2013.
PĂ©ron, Madeleine, and Mathieu Perona. 2018. âNote de lâObservatoire du Bien-ĂȘtre n°2018-07 : Bonheur rural, malheur urbain ?â 2018-07. Notes de lâObservatoire du Bien-ĂȘtre. Observatoire du Bien-ĂȘtre du CEPREMAP. https://www.cepremap.fr/2018/11/note-de-lobservatoire-du-bien-etre-n2018-07-bonheur-rural-malheur-urbain/.
Perona, Mathieu. 2019. âNote de lâObservatoire du Bien-ĂȘtre n°2019-01 : La France Malheureuse.â 2019-01. Notes de lâObservatoire du Bien-ĂȘtre. Observatoire du Bien-ĂȘtre du CEPREMAP. https://www.cepremap.fr/2019/02/note-de-lobservatoire-du-bien-etre-n2019-01-la-france-malheureuse/.
Stiglitz, Joseph, Amartya Sen, and Jean-Paul Fitoussi. 2009. âMesure Performances Economiques et Progres Social.â Paris, France: PrĂ©sidence de la RĂ©publique MinistĂšre de lâEconomie, de lâIndustrie et de lâEmploi. https://www.vie-publique.fr/rapport/30513-mesure-performances-economiques-et-progres-social.