De la souffrance au bonheur au travail : cache-misĂšre ou changement de paradigme ?

Note
Observatoire du bien-ĂȘtre

ConfĂ©rence donnĂ©e Ă  l’invitation du CEZAM Pays de la Loire dans le cadre de leur Observatoire 2019, devant un public de reprĂ©sentants du personnel Ă©lus dans les conseils d’entreprise

Le bonheur au travail : examen d’un discours

En introduction, les organisateurs de la conférence on diffusé trois vidéos sur le sujet. Extrait 1, Extrait 2, Extrait 3.

Un espace de travail nouvelle gĂ©nĂ©ration – Espace de travail partagĂ© par Studio RHE

« Soyez heureux dans votre job Â», Best Place to Work, « Le bonheur au travail, tout le monde y gagne Â» : nous avons tous je pense Ă©tĂ© exposĂ©s Ă  ces messages qui font du bien-ĂȘtre un travail une prĂ©occupation de l’entreprise – ainsi qu’à certaines rĂ©actions tranchĂ©es que cela suscite1. Ces messages s’accompagnent volontiers de photos de collaborateurs souriants et Ă©panouis, Ă©voluant dans des espaces de travail sans bureaux, meublĂ©s de poufs, tables basses et plantes vertes. Nous sommes lĂ  dans des reprĂ©sentations bien Ă©loignĂ©es des environnements de travail effectifs de la plupart des salariĂ©s, comme d’ailleurs des programmes de qualitĂ© de vie au travail effectivement dĂ©ployĂ©s par les DRH, parfois sous la houlette d’un nouveau Chief Happiness Officer.

Cabanas, Edgar, and Eva Illouz. 2018. Happycratie: comment l’industrie du bonheur a pris le contrĂŽle de nos vies. Translated by FrĂ©dĂ©ric Joly. Paris, France: Premier ParallĂšle.

Dans leur ouvrage critique (Cabanas and Illouz 2018), E. Cabanas et E. Illouz font remonter ces messages au dĂ©veloppement de deux champs scientifiques : la psychologie positive et l’économie du bien-ĂȘtre.

La psychologie positive est un champ de la psychologie nĂ© Ă  la fin des annĂ©es 1998 du constat que la psychologie avait beaucoup travaillĂ© sur ce qui rendait les gens malades, et fort peu sur ce qui les rendait heureux. Elle s’est donc fixĂ© comme programme de recherche de comprendre les mĂ©canismes mentaux du bonheur, de l’épanouissement et de la rĂ©sistance aux Ă©preuves (la rĂ©silience).

Senik, Claudia. 2014. L’économie du bonheur. Paris, France: Seuil.

Bien qu’historiquement plus ancienne, l’économie du bien-ĂȘtre subjectif a de son cĂŽtĂ© bĂ©nĂ©ficiĂ© d’un regain d’attention avec la crise de 2008, qui a relancĂ© la proposition d’utiliser le bien-ĂȘtre ressenti comme indicateur d’évaluation de l’action publique, en complĂ©ment de la richesse objective mesurĂ©e par le PIB (voir par exemple (Davoine 2012; Senik 2014) pour une description de ce domaine).

De fait, les articles de la presse d’entreprise portant sur ces sujets tirent souvent argument de rĂ©sultats de recherche issus de l’un ou l’autre champ. Ces rĂ©sultats sont toutefois isolĂ©s de leur contexte et de leurs hypothĂšses, au point de devenir mĂ©connaissables. Il se diffuse ainsi dans les DRH et au final dans les esprits un magma pseudo-scientifique qui n’est plus Ă  mĂȘme d’aider efficacement Ă  la conception de politiques d’entreprise, aussi bien intentionnĂ©es soient-elles. De cette situation de confusion naissent aisĂ©ment des dĂ©rives, Ă  commencer par transformer un objectif d’entreprise, celui d’avoir des salariĂ©s satisfaits de leur travail, en une injonction individuelle faite aux collaborateurs d’ĂȘtre heureux, indĂ©pendamment des rĂ©alitĂ©s de leurs conditions de travail. Non seulement une telle injonction ne rĂ©sout rien, mais elle est de nature Ă  fragiliser encore plus les personnes dĂ©jĂ  en Ă©tat de souffrance au travail, rejetant sur elles la responsabilitĂ© de leurs difficultĂ©s.

Ces dĂ©rives ont logiquement gĂ©nĂ©rĂ© bon nombre de critiques. En France, on a particuliĂšrement prĂȘtĂ© attention Ă  celle d’E. Cabanas et E. Illouz. Leur ouvrage documente les dĂ©rives dans le passage entre des programmes de recherche scientifiques et l’activitĂ© de consultants et de DRH. La principale objection au bien-ĂȘtre au travail est politique. Ils rejettent l’idĂ©e que l’entreprise ne doit pas ĂȘtre un lieu de bien-ĂȘtre car celui-ci est pour eux un frein Ă  l’action de classe, qui doit conduire Ă  l’appropriation des moyens de production par les travailleurs. D’autres critiques, comme celles de (Ottaviani and Picard 2018), mettent en Ă©vidence le risque de construction artificielle de ce que doit ĂȘtre le bonheur, resserrĂ©e sur un modĂšle d’individu insĂ©rĂ©, efficace et productif. Les deux types de critiques peuvent se rejoindre, comme dans (Purser 2019), oĂč la mode du Midfulness est prĂ©sentĂ©e comme une campagne semi-dĂ©libĂ©rĂ©e pour rĂ©duire au silence les impulsions Ă  l’action collective.

Pour intĂ©ressants qu’ils soient, ces angles d’attaque apportent il me semble assez peu au salariĂ© ou Ă  son reprĂ©sentant lorsqu’il s’agit de discuter une politique d’entreprise : comment se positionner face Ă  des initiatives qui affichent comme intention d’amĂ©liorer l’expĂ©rience au travail des collaborateurs ? C’est Ă  ce cĂŽtĂ© plus pratique que je vais consacrer l’essentiel de mon intervention ici. Ma dĂ©marche est de vous prĂ©senter les rĂ©sultats de recherche qui structurent ce dĂ©bat, afin de vous aider Ă  y voir plus clair entre le solide, le discutable et la pensĂ©e magique.

SalariĂ©s heureux, salariĂ©s productifs ?

Happy employees equal happy customers. Similarly, an unhappy employee can ruin the brand experience for not just one, but numerous customers.

Richard Branson, Virgin

Bien Ă©videmment, l’intĂ©rĂȘt des dirigeants d’entreprise pour le bien-ĂȘtre de leurs salariĂ©s provient d’abord d’un intĂ©rĂȘt bien compris : l’idĂ©e qu’un salariĂ© plus heureux est un salariĂ© plus productif. De fait, une rĂ©cente revue de la recherche disponible sur ce thĂšme (Krekel, Ward, and Neve 2019) indique que les entreprises, Ă©tablissements ou services oĂč les collaborateurs se dĂ©clarent en moyenne plus satisfaits de leur travail sont aussi plus productifs et plus rentables que les entreprises, Ă©tablissements ou services comparables oĂč la satisfaction moyenne est moindre. Par ailleurs, l’étude des trajectoires des entreprises lors de la derniĂšre crise a montrĂ© que les entreprises oĂč les salariĂ©s trouvent le plus de sens Ă  leur travail ont nettement mieux rĂ©sistĂ© Ă  la crise que les autres.

Il faut mettre ces rĂ©sultats en regard d’un autre Ă©lĂ©ment important : Ă  partir d’un certain niveau de revenu, l’effet sur la satisfaction de vie ou au travail d’une augmentation de salaire ou d’une promotion est de courte durĂ©e (voir Ă  ce sujet la synthĂšse (What Works Wellbeing 2018)).

Christian Baudelot, Damien Cartron, J’erĂŽme Gauti’e, Olivier Gaudechot, Michel Gollac, and Claudia Senik. 2014. Bien Ou Mal PayĂ©s ? Les Travailleurs Du Public et Du PrivĂ© Jugent Leurs Salaires. Opuscules Du CEPREMAP 35. Paris: Éditions Rue d’Ulm et CEPREMAP.

On comprend bien comment des DRH ont pu voir dans les programmes de qualitĂ© de vie au travail un substitut Ă  une politique salariale de moins en moins efficace pour toute une partie de la pyramide des salaires. C’est particuliĂšrement le cas en France, oĂč l’augmentation du SMIC a compressĂ© l’échelle des salaires, sauf pour les trĂšs haut revenus, ainsi que le rappelle (Christian Baudelot et al. 2014). Ce n’est pas un hasard si les initiatives de qualitĂ© de vie au travail dans les grandes entreprises sont calibrĂ©es pour s’adresser en prioritĂ© aux cadres. Dans une pĂ©riode de modĂ©ration salariale, de telles actions peuvent ainsi apparaĂźtre comme Ă  la fois moins coĂ»teuses et plus efficaces.

Ce raisonnement contient un large fond de vĂ©rité : il n’est pas pertinent Ă  mon sens de le rejeter en bloc. Il faut en revanche bien en comprendre les limites, et pour ce faire, il faut se pencher plus en dĂ©tail sur ce que recouvre cette meilleure productivitĂ© des entreprises oĂč les salariĂ©s sont les plus heureux, ce que fait le graphique ci-dessous.

Figure 1 de l’article de Krekel et. al., corrĂ©lations entre satisfaction au travail et indicateurs de performance.

En plus de la productivitĂ© et de la profitabilitĂ©, on constate que les entreprises dont les salariĂ©s sont en moyenne plus heureux reçoivent un score plus Ă©levĂ© de satisfaction client. Ce rĂ©sultat, qui illustre la citation de C. Branson ci-dessus, est assez intuitif : la relation commerciale est plus agrĂ©able quand l’interlocuteur est satisfait de son travail. Quantitativement, une rĂ©cente Ă©tude dans des centres d’appel britannique montre ainsi que les salariĂ©s plus heureux passent plus d’appels par heure, ont un taux de transformation des appels en ventes plus Ă©levĂ©s, et suivent mieux les instructions et procĂ©dures.

Il faut cependant faire bien attention Ă  la quatriĂšme mĂ©trique : les entreprises oĂč les salariĂ©s sont heureux ont un taux de rotation de la main-d’Ɠuvre plus faible que celui des autres entreprises. Or, ce sont le plus souvent les plus malheureux qui partent d’une entreprise. On peut aller mĂȘme plus loin avec (Barazzetta, Clark, and d’Ambrosio 2017) : un faible niveau de satisfaction, et en particulier la sensation que la rĂ©munĂ©ration n’est pas Ă©quitable, est un fort prĂ©dicteur de la dĂ©mission. Plus gĂ©nĂ©ralement, d’autres Ă©tudes ont montrĂ© que la satisfaction au travail Ă©tait associĂ©e Ă  un niveau individuel Ă  un absentĂ©isme plus faible, qu’il s’agisse d’absences mĂ©dicales ou non-mĂ©dicales. Ainsi, au Royaume-Uni, le stress et la dĂ©pression sont la cause de 43 % des jours d’absence au travail.

En d’autres termes, une part significative des gains de performance observĂ©s dans les entreprises oĂč les salariĂ©s sont les plus heureux doit ĂȘtre liĂ©e Ă  la moindre frĂ©quence des symptĂŽmes connus de la souffrance au travail que sont l’absentĂ©isme ou la rotation rapide des salariĂ©s2. Pour la recherche donc, il n’y a pas de disjonction entre l’objectif de bien-ĂȘtre au travail et la lutte contre la souffrance au travail. Au contraire, la lutte contre la souffrance au travail est probablement l’endroit oĂč le retour sur investissement est le plus Ă©levĂ©.

Que recouvre en pratique le bien-ĂȘtre au travail ?

Satisfaction au travail en France : quelques Ă©lĂ©ments quantitatifs

Satisfaction moyenne au travail en France

Commençons par un consat : les Français sont plutĂŽt satisfaits de leur travail. Sur une Ă©chelle de 0 (« Pas du tout satisfait ») Ă  10 (« EntiĂšrement satisfait »), la moyenne des rĂ©ponses Ă  la question de l’enquĂȘte Statistique sur les Ressources et les Conditions de Vie des mĂ©nages (SRCV, Ă  peu prĂšs huit mille rĂ©pondants par annĂ©e Ă  cette question) varie entre 7,45 et 7,10, soit un niveau de satisfaction Ă  la fois assez Ă©levĂ© et assez stable depuis 2010. Ce rĂ©sultat place la France dans la moyenne europĂ©nne, comme illustrĂ© ci-dessous avec les donnĂ©es de l’EurobaromĂštre.

Dans la figure, nous voyons la valeur moyenne des personnes par pays avec «Activité», «Tous/Toutes» lorsqu’elles sont interrogĂ©es sur «Satisfaction par rapport au poste occupĂ© actuellement». Les pays avec le score le plus Ă©levĂ© sont Finlande, Autriche, Danemark et ceux avec le score le plus faible sont GrĂšce, MacĂ©doine (l’ancienne RĂ©publique yougoslave de), MontĂ©nĂ©gro.
Sur base de la (des) question(s) Q6b provenant de l’enquĂȘte europĂ©enne sur la qualitĂ© de vie, rĂ©alisĂ©e en 2016.

De fait, la part des rĂ©pondants qui dĂ©clarent une mauvaise satisfaction vis-Ă -vis de leur travail est relativement faible : moins de 4 % des rĂ©pondants dĂ©clarent une satisfaction vis-Ă -vis de leur travail infĂ©rieure ou Ă©gale Ă  trois, et 85 % des rĂ©pondants choisissent une modalitĂ© supĂ©rieure ou Ă©gale Ă  6. En d’autres termes, les Français ne semblent pas, pour la plupart, malheureux dans leur travail. De cette distribution, je tire l’idĂ©e qu’on peut en France travailler Ă  la fois Ă  la lutte contre la souffrance au travail — 6 % de personnes malheureuses au travail sont 6 % de trop, tant ce domaine est important dans la construction du bien-ĂȘtre d’ensemble des personnes — et Ă  l’amĂ©lioration de la satisfaction au travail d’une grande partie de la population.

Distribution de la satisfaction moyenne au travail en France

Vers une dĂ©finition d’un « bon boulot »

Avant de parler de comment faire, il faut commencer par dĂ©terminer que faire, en d’autres termes qu’est-ce qui contribue Ă  faire d’un emploi un « bon boulot Â» (good job). Cette question reprĂ©sente Ă  elle seule tout un programme de recherche, comme le montrait dĂ©jĂ  (OCDE 2013) et qui se poursuit avec des contributions comme (Clark 2015) ou (Thomas Coutrot 2018). Je vais prĂ©senter ici la synthĂšse par le What Works Wellbeing britannique des rĂ©sultats de l’enquĂȘte Wellbeing and Workplace performance. Par rapport aux prĂ©cĂ©dentes, cette enquĂȘte a pour avantage de ne pas chercher Ă  dĂ©duire les caractĂ©ristiques d’un « bon boulot Â» en examinant statistiquement les corrĂ©lations avec la satisfaction des rĂ©pondants, mais leur a posĂ© directement la question des critĂšres qui font, selon eux, un « bon boulot Â». Le tableau suivant rassemble les principales rĂ©ponses en trois thĂšmes :

Autonomie et compétenceEncadrement de qualitéCadre de travail
DĂ©cider quand et comment faire son travailClartĂ© des attentes et objectifsÉquitĂ© des rĂ©munĂ©rations
Des tĂąches variĂ©esEncouragements et reconnaissanceÉquilibre des temps de vie
Utilise et dĂ©veloppe de nouvelles compĂ©tencesSens du travail accompliSĂ©curitĂ© de l’emploi et perspectives de carriĂšre
  Relations positives avec les collĂšgues et clients
  Environnement sĂ»r et agrĂ©able

À mon sens, ce tableau porte un message clair : la satisfaction au travail repose d’abord sur des fondamentaux connus, allant de la stabilitĂ© de l’emploi Ă  un encadrement de qualitĂ© en passant par une rĂ©munĂ©ration Ă©quitable. Le champ d’action est donc vaste, et les outils beaucoup plus intĂ©ressants que le baby-foot ou la corbeille de fruits.

Ce qui fonctionne, et ce qui fonctionne moins

Il faut probablement dire Ă  ce point que cette question du bien-ĂȘtre au travail fait est un objet pour deux disciplines scientifiques distinctes, qui en pratique se parlent trop peu. On a d’une part les sciences de gestion, qui construisent des cadres pour conceptualiser des pratiques et utilisent largement des mĂ©thodes qualitatives, et l’économie, qui repose essentiellement sur des mĂ©thodes quantitatives et expĂ©rimentales. Je vais toucher ici aux deux disciplines.

Askenazy, Philippe, and Christine Erhel. 2017. QualitĂ© de l’emploi et productivitĂ©. Rue d’Ulm | CEPREMAP. Opuscules du CEPREMAP 43. Paris.

Revenons un instant sur un constat essentiel de la partie prĂ©cĂ©dente : la sĂ©curitĂ© de l’emploi et dans l’emploi (sĂ©curitĂ© physique, adĂ©quation des objectifs aux moyens) ainsi que l’équitĂ© et la bienveillance dans les relations sont des prĂ©requis pour que tout autre type d’intervention ait un effet. On ne peut pas durablement pallier un environnement de travail toxique par des amĂ©liorations sur les autres fronts. Or, il y a fort Ă  faire dans ce domaine en France. Deux chercheurs du CEPREMAP ont ainsi rĂ©cemment produit une synthĂšse (Askenazy and Erhel 2017) montrant que la recherche de flexibilitĂ© dans l’emploi en France a eu des consĂ©quence dĂ©lĂ©tĂšres sur la productivitĂ© du travail. Ces consĂ©quences se sont combinĂ©es Ă  une politique de rĂ©duction des charges sur les bas salaires qui incite peu les employeurs Ă  investir dans la qualification de leur main-d’Ɠuvre, conduisant au constat connu d’une sous-qualification de la force de travail française et Ă  des trappes Ă  prĂ©caritĂ©. Il y a lĂ  des points d’attention essentiels pour toute action visant Ă  amĂ©liorer le bien-ĂȘtre au travail.

Pour autant, on peut aussi mettre en Ă©vidence un ensemble d’actions qui ont montrĂ© leur efficacitĂ© dans un cadre expĂ©rimental et qui peuvent ĂȘtre dĂ©ployĂ©es dans des entreprises qui fonctionnent raisonnablement bien. Celles-ci tombent dans deux grandes catĂ©gories : le management et ses mĂ©thodes d’une part, la formation d’autre part.

Le management et l’organisation du travail

Au regard des deux premiĂšres colonnes du tableau, il semble clair qu’il y a dans beaucoup d’entreprises françaises une bonne marge de progression sur l’organisation et la gestion du travail. Dans le cas britannique, le What Works Wellbeing (What Works Wellbeing 2017a) montre qu’une rĂ©organisation des espaces de travail et du travail lui-mĂȘme a des effets mesurables sur le bien-ĂȘtre des collaborateurs, Ă  la condition que ceux-ci soient directement impliquĂ©s dans la redĂ©finition des tĂąches, des maniĂšres de faire et des espaces de travail, et que cela s’accompagne d’une formation. Pour donner tous leurs effets, de tels programmes doivent ĂȘtre rĂ©alisĂ©s Ă  l’échelle de la structure pertinente (Ă©tablissement, entreprise), et viser explicitement (i.e. dans les KPI) le bien-ĂȘtre des salariĂ©s. Dans le cadre de tels plans, il importe de crĂ©er les conditions d’une expression la plus libre possible des salariĂ©s. Ainsi, dans un service qui aurait une forte culture du prĂ©sentĂ©isme et du micro-contrĂŽle, les demandes d’horaires plus flexibles ou de tĂ©lĂ©travail pourraient ne pas ĂȘtre exprimĂ©es par peur de rentrer en conflit avec la culture managĂ©riale locale.

En termes d’organisation du travail, une autre synthĂšse du mĂȘme organisme (What Works Wellbeing 2017c) met en Ă©vidence que la promotion du travail d’équipe fournit des gains de bien-ĂȘtre et de performance apprĂ©ciables. Le travail d’équipe peut ĂȘtre particuliĂšrement le lieu d’une mise en responsabilitĂ© des personnes et de formations croisĂ©es entre les salariĂ©s (dĂ»ement reconnues et valorisĂ©es par leur hiĂ©rarchie).

Algan, Yann, Pierre Cahuc, and Daniel Cohen. 2016. La sociĂ©tĂ© de dĂ©fiance: comment le modĂšle social français s’autodĂ©truit. Paris, France: Éditions Rue d’Ulm.

Dans le cas français, le management pose souvent problĂšme. D’une part, notre culture nationale, fondĂ©e sur la mĂ©fiance et le contrĂŽle (Algan, Cahuc, and Cohen 2016) est peu ouverte aux mĂ©thodes de management qui promeuvent le bien-ĂȘtre plutĂŽt que la peur ou le sentiment d’inadĂ©quation. Remercier ou fĂ©liciter est vu comme une prise de risque : celui que collaborateur reçoivent des apprĂ©ciations positives comme un engagement d’augmentation de salaire — et inversement, le collaborateur a tendance Ă  douter de la sincĂ©ritĂ© des remerciements si ceux-ci n’ont pas de consĂ©quences sur la rĂ©munĂ©ration.

Algan, Yann, Elizabeth Beasley, Claudia Senik, Amory Gethin, Thanasak Jenmana, and Mathieu Perona. 2018. Les Français, le bonheur et l’argent. Opuscules du CEPREMAP 46. Paris, France: Éditions rue d’Ulm

Cette centralitĂ© des revenus dans la construction du bien-ĂȘtre en France (Algan et al. 2018) vient compliquer la mise en place d’un management fondĂ© sur la confiance rĂ©ciproque.

Par ailleurs, le management constitue le plus souvent l’unique voie de promotion dans une entreprise française, ce qui conduit les salariĂ©s Ă  rechercher Ă  accĂ©der Ă  un poste de ce type quand bien mĂȘme ils n’y ont aucune appĂ©tence ni capacitĂ©. Dans d’autres pays, des voies de technicien ou expert senior permettent de progresser dans sa carriĂšre pour les personnes qui prĂ©fĂšrent mettre en pratique ou transmettre leur savoir-faire sans avoir Ă  gĂ©rer une Ă©quipe. Inversement, Ă  la recherche de crĂ©dibilitĂ© ou de performance, la tendance est grande Ă  promouvoir managers les salariĂ©s les plus performants. C’est souvent une erreur : une littĂ©rature croissante (Benson, Li, and Shue 2019) montre que les meilleurs commerciaux font les pire managers. Ces travaux suggĂšrent ainsi deux pistes de rĂ©forme du mode de promotion :

  • La crĂ©ation et la valorisation de rĂŽles d’expert senior (parfois appelĂ©s conseillers spĂ©ciaux dans la fonction publique), permettant une progression aux profils peu attirĂ©s ou inadaptĂ©s Ă  l’encadrement.
  • Un revue des critĂšres de promotion afin de placer aux postes d’encadrement les personnes qui ont dĂ©montrĂ© leur capacitĂ© Ă  crĂ©er les conditions d’un « bon boulot Â» pour leur Ă©quipe : confiance, soutien, capacitĂ© Ă  donner du sens, aptitude au travail collaboratif, etc.

La formation

La premiĂšre colonne des Ă©lĂ©ments d’un « bon boulot Â» signale Ă  elle seule l’importance de la formation continue, formelle comme informelle.

La synthĂšse (What Works Wellbeing 2017b) montre que les formations explicitement dĂ©diĂ©es au bien-ĂȘtre ont une efficacitĂ©s dĂ©montrĂ©es, sous deux conditions :

  • qu’elles soient adaptĂ©es aux problĂšmes effecivement rencontrĂ©s dans la vie professionnelle
  • qu’elles comportent une forte partie de prĂ©sentiel (les formations essentiellement en e-learning se rĂ©vĂšlent peu efficaces)

Que sont les formations au bien-ĂȘtre ? En France, nous parlerions sans doute plutĂŽt d’efficacitĂ© personnelle. Une bonne partie des exemples donnĂ©s relĂšvent ainsi des techniques de gestion du stress (y compris le fameux Mindfulness ou pleine conscience), mais aussi de la communication non-violente (Ă  destination d’infirmiĂšres) voire la gestion du sommeil (enseignants).

Il convient Ă  ce stade de noter que ces formations n’ont d’effets importants Ă  long terme que si les causes initiales du mal-ĂȘtre au travail, typiquement le manque de ressources pour accomplir ses tĂąches, sont traitĂ©es en parallĂšle. Elles ne constituent donc pas une solution Ă  un environnement de travail dĂ©gradĂ©, mais n’en sont pas moins fondamentales pour dĂ©gager le temps et l’énergie nĂ©cessaires au dĂ©ploiement des investissements et rĂ©organisations pour remĂ©dier aux problĂšmes initiaux.

Par contraste, les formations ayant trait aux compĂ©tences purement professionnelles ont un effet limitĂ© sur le bien-ĂȘtre. Elles sont les plus efficaces sur les publics les moins qualifiĂ©s — en France ceux qui reçoivent le moins de formations, et si elles conduisent Ă  une qualification formelle, offrant une perspective d’évolution. Comme dans d’autres domaines, ce pan de l’activitĂ© bĂ©nĂ©ficie grandement de l’implication des collaborateurs eux-mĂȘmes dans la conception de l’offre de formation, qui comporte souvent des manques Ă  destination de publics sous-reprĂ©sentĂ©s dans les instances de dĂ©cision, et aussi en tant que formateurs eux-mĂȘmes.

Construire le bien-ĂȘtre au travail

Peu importe en fait que ces points soient portĂ©es par un dirigeant, la filiĂšre RH ou un.e Chief Happiness Officer : les ressorts d’efficacitĂ© rĂ©sident dans le pouvoir donnĂ© Ă  cette personne d’interroger les fonctionnements, d’impliquer les salariĂ©s dans les Ă©volutions de leur travail et de leur environnement de travail, et dans la crĂ©dibilitĂ© d’un objectif de bien-ĂȘtre au travail. Nous en sommes Ă  un stade oĂč il est largement possible de tester, d’expĂ©rimenter et d’évaluer, y compris pour les structures petites et moyennes : la mise en place d’un questionnaire en ligne se fait Ă  faible coĂ»t et de multiples guides existent sur quelles questions poser et comment exploiter les rĂ©sultats (sans compter les chercheurs, dont beaucoup sont intĂ©ressĂ©s Ă  accompagner de telles expĂ©rimentations).

De fait, la prise en compte de l’ensemble de ces rĂ©sultats, et le fait de dĂ©gager au sein de l’entreprise du temps pour envisager leur application, apparaĂźt non seulement utile Ă  la productivitĂ©, mais en fait un passage obligĂ© pour nĂ©gocoer la transformation des modes de travail induite par les outils numĂ©riques, ainsi que le rappelle (Langot and Petit 2019). Le passage de la machine Ă  vapeur Ă  l’électricitĂ© nous fournit ici un bon parallĂšle. Les usines de la machine Ă  vapeur Ă©taient dĂ©pendantes d’une source de mouvement unique, centralisĂ©e, imposant un rythme commun Ă  la chaĂźne de production, du fait du coĂ»t et de la complexitĂ© des rĂ©ducteurs de vitesse. C’était ainsi Ă  l’homme de s’adapter au rythme de la machine, ainsi que dĂ©noncent Fritz Lang dans Metropolis ou Charlie Chaplin dans Les Temps Modernes. L’électricitĂ©, en dĂ©centralisant la production de mouvement, a permis d’adapter le rythme des chaĂźnes de production au temps nĂ©cessaire Ă  la bonne exĂ©cution de chaque Ă©tape du processus. Pour ce faire, il a fallu transformer complĂštement la structure mĂȘme des usines : exit l’organisation autour d’une source de puissance centrale, arrivent les bĂątiments modulaires et l’adaptation du travail au corps du travailleur (l’ergonomie). Le numĂ©rique fait connaĂźtre Ă  l’ensemble des secteurs une transformation similaire : de centralisĂ©e dans une chaĂźne managĂ©riale verticale, l’information peut circuler Ă  moindre coĂ»t dans toutes les directions, ce qui modifie l’architecture du travail de la mĂȘme maniĂšre que le passage Ă  l’électricitĂ© avait modifiĂ© l’architecture matĂ©rielle des usines. C’est dĂ©sormais autour de l’esprit humain et de son fonctionnement – ou plutĂŽt de ses fonctionnements – que se rĂ©organise le travail. Pour moi, le bilan des Ă©tudes que j’ai mentionnĂ©es ici est donc que l’attention portĂ©e au bien-ĂȘtre des salariĂ©s constitue une condition sine qua non pour que cette transformation gĂ©nĂšre les gains de productivitĂ© promis, plutĂŽt que de l’angoisse et de la souffrance.

Bibliographie

  1. Il faut noter Ă  ce point que N. Bouzou prĂ©sente de maniĂšre erronĂ©e les rĂ©sultats de la recherche dans cet extrait. Si certains affects positifs sont effectivement Ă©phĂ©mĂšres, d’autres composantes du bien-ĂȘtre, comme la satisfaction dans la vie, sont trĂšs stables dans le temps, et la vie professionnelle jour un rĂŽle trĂšs important dans leur construction, voir par exemple (OCDE 2013)ou (Marie-HĂ©lĂšne Amiel, Pascal Godefroy, and StĂ©fan Lollivier 2013)
  2. Nous n’avons pas trouvĂ© d’étude reliant explicitement satisfaction au travail et degrĂ© d’engagement. Il y a toutefois tout lieu de penser que les deux sont trĂšs proches, et que le phĂ©nomĂšne de dĂ©sengagement survient essentiellement chez des salairĂ©s peu satisfaits de leur travail.