Intervention Ă une table ronde organisĂ©e par l’IEA de Paris Ă l’occasion de la Nuit des dĂ©bats 2018 le 07 dĂ©cembre 2018.
ConformĂ©ment Ă l’objectif de cette table ronde, chaque intervenant avait six minutes pour prĂ©senter sa vision du sujet, afin de laisser le plus de temps possible aux Ă©changes avec la salle. Le texte ci-dessous reprend mon intervention dans ce format.
Remettre de l’humain dans les politiques publiques
Jâanime un centre de recherches en Ă©conomie, dĂ©diĂ© aux politiques publiques. Pourquoi suis-je ici Ă parler de sciences comportementales ? Dix ans aprĂšs la parution originale de (Thaler et Sunstein 2010), la question ne devrait probablement plus se poser. Quand nous avons informĂ© nos directeurs de programme que nous allions fonder une agence comportementale, ils ont rĂ©pondu quâil y a bien longtemps quâils incluaient les enseignements des sciences comportementales dans leurs propres missions dâaccompagnement des politiques publiques. Ă titre dâexemple, quand (Bozio, Fack, et Grenet 2015) conseillent la fusion des aides au logement, du RSA et de la Prime pour lâemploi, les obstacles comportementaux Ă lâaccĂšs Ă ces aides sont au cĆur de leurs prĂ©occupations.
Pour autant, nous constatons que ces considĂ©rations arrivent souvent aprĂšs coup, quand a Ă©tĂ© mise en place une action publique qui a initialement Ă©tĂ© conçue autour de lâidĂ©e dâun citoyen parfaitement responsable et rationnel. Cette vision touche ses limites. Lâouvrage de Thaler et Sunstein donne ainsi plusieurs exemples de politiques (assurance-maladie aux Ătats-Unis, retraites en SuĂšde) qui se sont rĂ©vĂ©lĂ©es destructrices en raison de la masse dâinformation et de la complexitĂ© des choix. Jâai mĂȘme envie dâaller plus loin en suggĂ©rant que le paradigme de lâadministrĂ© parfaitement rationnel a jouĂ© un rĂŽle dans la dĂ©fiance qui sâest instituĂ©e entre les Français et les institutions publiques. Par une ignorance, en partie volontaire, des limites du fonctionnement humain, les administrations peuvent apparaĂźtre comme des machines hostiles, qui nient la part dâhumanitĂ© de ceux auxquels elles sâadressent. Il y a donc Ă notre sens une importante marge de progression dans la prise en compte des acquis des sciences comportementales dĂšs la conception de lâaction publique.
Pour autant, nous constatons que ces considĂ©rations arrivent souvent aprĂšs coup, quand a Ă©tĂ© mise en place une action publique qui a initialement Ă©tĂ© conçue autour de lâidĂ©e dâun citoyen parfaitement responsable et rationnel. Cette vision touche ses limites. Lâouvrage de Thaler et Sunstein donne ainsi plusieurs exemples de politiques (assurance-maladie aux Ătats-Unis, retraites en SuĂšde) qui se sont rĂ©vĂ©lĂ©es destructrices en raison de la masse dâinformation et de la complexitĂ© des choix. Jâai mĂȘme envie dâaller plus loin en suggĂ©rant que le paradigme de lâadministrĂ© parfaitement rationnel a jouĂ© un rĂŽle dans la dĂ©fiance qui sâest instituĂ©e entre les Français et les institutions publiques. Par une ignorance, en partie volontaire, des limites du fonctionnement humain, les administrations peuvent apparaĂźtre comme des machines hostiles, qui nient la part dâhumanitĂ© de ceux auxquels elles sâadressent. Il y a donc Ă notre sens une importante marge de progression dans la prise en compte des acquis des sciences comportementales dĂšs la conception de lâaction publique.
Les frontiĂšres entre science Ă©conomique et sciences comportementales
Les actions comportementales se rangent en deux grandes catĂ©gories : celles qui aident nos automatismes Ă faire de meilleurs choix, et celles qui obligent Ă sortir de lâautomatisme pour prendre une dĂ©cision dĂ©libĂ©rĂ©e, pour reprendre la distinction SystĂšme 1 / SystĂšme 2 popularisĂ©e par (Kahneman, 2011).
Les Ă©conomistes sâintĂ©ressent depuis longtemps au premiĂšres, en particulier Ă celles qui exploitent ces automatismes au dĂ©triment des consommateurs. LâĂ©valuation du pouvoir de marchĂ© excessif induit par de telles pratiques a ainsi conduit Ă de nombreuses mesures de protection des consommateurs, comme la portabilitĂ© du numĂ©ro de tĂ©lĂ©phone, lâexplicitation du coĂ»t des crĂ©dits ou la mobilitĂ© bancaire. Souvent, la norme de protection implique ainsi une action de la deuxiĂšme catĂ©gorie : forcer la mise en branle de la rĂ©flexion.
Dans les discussions que jâai eues rĂ©cemment avec les Ă©conomistes affiliĂ©s au CEPREMAP, la grande frontiĂšre commune aujourdâhui mâa semblĂ© toutefois ĂȘtre celle du ciblage des politiques publiques, et plus particuliĂšrement les cas oĂč les obstacles comportementaux restreignent lâaccĂšs des plus fragiles aux politiques qui leur sont destinĂ©es. Pendant longtemps, lâaccent a Ă©tĂ© mis sur le coĂ»t fournir des prestations Ă des personnes qui nâen avaient pas besoin. Aujourdâhui, je vois de plus en plus dâĂ©conomistes faire trĂšs attention Ă lâampleur du non-recours induit par la complexitĂ© des dĂ©marches dâaccĂšs, et intĂ©grer cette dimension dans leur analyse.
La question épistémologique
Comme la plupart des gens, les Ă©conomistes sont trĂšs sensibles aux risques de manipulation inhĂ©rents aux approches comportementales. Chez eux toutefois, cette sensibilitĂ© se double dâune interrogation Ă©pistĂ©mologique.
Dâune part, nous sommes souvent amenĂ©s Ă dĂ©montrer que dans un monde idĂ©al, peuplĂ© dâagents rationnels, les ressources seraient allouĂ©es au mieux. Aider les personnes qui ne font pas, Ă leur dĂ©triment, un choix rationnel, câest aussi rĂ©duire la pĂ©nalitĂ© associĂ©e Ă ces derniers, ce quâun Ă©conomiste va avoir tendance Ă voir comme un encouragement, ou Ă tout le moins comme une rĂ©duction de lâincitation Ă faire mieux – ou plus rationnel.
Dâautre part, la prise en compte des sciences comportementales dans la boĂźte Ă outils des Ă©conomistes ne signifie pour autant pas une intĂ©gration forte entre les deux domaines. En effet, si Jean Tirole dĂ©clarait que lâhomo economicus avait vĂ©cu (Tirole 2018), on ne sait pas encore par quoi le remplacer dans le degrĂ© de gĂ©nĂ©ralitĂ© que requiĂšrent les modĂšles Ă©conomiques. Le catalogue croissant des biais, qui constituent autant dâĂ©carts Ă cette rĂ©fĂ©rence de lâindividu maximisateur rationnel, ne repose pas encore sur une thĂ©orie ou un modĂšle de la cognition humaine qui pourrait prĂ©dire les conditions dâactivation et lâampleur des biais. On peut donc inclure, de maniĂšre un peu ad hoc des biais que des Ă©tudes qualitatives ont montrĂ© susceptibles dâintervenir dans les processus Ă©conomiques modĂ©lisĂ©s – au risque dâappliquer cela dans un contexte oĂč dâautres biais vont venir dominer les premiers.
Dans leur forme actuelle, tant les sciences comportementales que lâĂ©conomie sont des sciences jeunes. Il faudra probablement encore beaucoup de temps et dâefforts pour que les deux champs convergent partiellement vers une modĂ©lisation plus rĂ©aliste du comportement humain appliquĂ©e Ă lâallocation des ressources rares. Entre-temps, il nous semble important dâutiliser au mieux, de la maniĂšre la plus transparente possible, les connaissances que nous avons. En effet, plus nous avançons, plus les problĂšmes qui se posent Ă nous, Ă commencer par le changement climatique, requiĂšrent des solutions qui impliquent moins de grands investissements stratĂ©giques quâune myriade de changements dans les comportements individuels – comme le choix du lieu dâhabitation, des modes de transport ou de chauffage pour prendre des exemples dâune certaine actualitĂ©.
Bibliographie
- Bozio, Antoine, Gabrielle Fack, et Julien Grenet. 2015. Les Allocations Logement, Comment Les RĂ©former ? Opuscules du Cepremap n°38. Paris: Rue dâUlm.
- Kahneman, Daniel. 2011. Thinking, fast and slow. London, Royaume-Uni de Grande-Bretagne et dâIrlande du Nord: Allen Lane.
- Thaler, Richard H., et Cass R. Sunstein. 2010. Nudge : la méthode douce pour inspirer la bonne décision. Traduit par Marie-France Pavillet. Paris: Vuibert.
- Tirole, Jean. 2018. âJean Tirole : « Lâhomo economicus a vĂ©cu ».â Le Monde, 05 Octobre 2018.