Un dĂźner avec Alan Manning

Note
Axe 2

Le 12 juin dernier, nous avons eu le plaisir d’inviter le Pr. Alan Manning (LSE) Ă  un dĂźner pour partager avec nous ses vues sur un sujet qui l’a occupĂ© pendant une large partie de sa carriĂšre, le salaire minimum.

État du salaire minimum au Royaume-Uni

Au Royaume-Uni, un salaire minimum a Ă©tĂ© crĂ©Ă© au niveau national en 1998 (National Minimum Wage Act 1998). Par rapport Ă  ce que nous connaissons en France, il a la particularitĂ© de varier en fonction de l’ñge du rĂ©cipiendaire :

Valeur au 01/04/2018 25 ans et plus 21 – 24 ans 18 – 20 ans 16 – 17 ans Apprenti
Salaire horaire
(conversion au taux du 12/06/2018)
7,83ÂŁ
8,90€
7,38ÂŁ
8,30€
5,90ÂŁ
6,70€
4,20ÂŁ
4,77€
3,70ÂŁ
4,20€

La distinction Ă  25 ans a Ă©tĂ© introduite le 01/04/2016 dans le cadre d’un dĂ©bat pour un National Living Wage. Les personnes ĂągĂ©es de 25 ans et plus ont Ă  cette occasion bĂ©nĂ©ficiĂ© d’une forte augmentation pour les personnes concernĂ©es, le taux passant de 6,70ÂŁ Ă  7,20ÂŁ (+7,76%), avec un objectif implicite de 9ÂŁ en 2020 (+33 % en quatre ans).

Pourquoi un tel seuil ? En-dessous de 25 ans, le passage par des emplois au salaire minimum est souvent transitoire, s’inscrivant dans une trajectoire de formation. À partir de 25 ans, la probabilitĂ© augmente que la personne concernĂ©e reste durablement dans un emploi peu qualifiĂ©.

Dans le dispositif social britannique d’ensemble viennent s’ajouter au salaire minimum un ensemble variĂ© d’aides et de crĂ©dits d’impĂŽts spĂ©cifiques, dĂ©pendant de la structure familiale (enfants Ă  charge, parents isolĂ©s, etc.). Ces aides jouent un rĂŽle significatif dans la rĂ©duction de la pauvretĂ© chez les personnes au salaire minimum. Le coĂ»t pour les finances publiques de ces aides n’est d’ailleurs sans doute pas Ă©tranger Ă  la dĂ©cision d’augmenter le montant du salaire minimum, qui entraĂźne par ricochet la rĂ©duction de certaines d’entre elles.

La situation en France

Pour Alan Manning, il existe parmi les Ă©conomistes français un quasi-consensus sur le fait que le salaire minimum est Ă©levĂ©, probablement Ă  un point tel qu’il a Ă  la marge des consĂ©quences nĂ©gatives sur l’emploi des peu qualifiĂ©s. MĂȘme en tenant compte des spĂ©cificitĂ©s conjoncturelles et structurelles françaises (un niveau de chĂŽmage Ă©levĂ©, pas de segmentation du salaire minimum en fonction de l’ñge, un marchĂ© du travail dual entre CDI et CDD), A. Manning interroge ce consensus. En effet,

  • Si le niveau nominal du SMIC est Ă©levĂ© (9,88€ bruts, 7,83€ nets) par rapport aux salaires minimaux des autres pays d’Europe, son coĂ»t net pour l’employeur est lui dans la moyenne europĂ©enne par le jeu des allĂšgements de charges.
  • L’augmentation du SMIC s’est faite de maniĂšre graduelle, et a globalement suivi le rythme du salaire mĂ©dian. On ne dispose pas vraiment de choc ou d’expĂ©rience naturelle qui permettrait de savoir quel est l’impact d’une hausse du SMIC sur l’emploi.

Pour lui, le niveau de chĂŽmage Ă©levĂ© en France a probablement d’autres causes que le salaire minimum.

Le chĂŽmage des jeunes et l’élasticitĂ© de l’offre

Nous avons particuliĂšrement discutĂ© du cas du chĂŽmage des jeunes. Celui-ci est nettement plus Ă©levĂ© en France (22%) qu’au Royaume-Uni (12%). Mais si on considĂšre toutefois une meilleure mĂ©trique, la proportion de jeunes qui ne sont ni en formation ni en emploi1, les taux deviennent comparables (17 % pour la France, 13 % pour le Royaume-Uni). Le salaire minimum peut-il jouer un rĂŽle ici ?

Plusieurs Ă©tudes mettent en Ă©vidence l’élasticitĂ© en France de l’offre d’emploi aux allĂšgements de charges, par exemple lorsque ceux-ci ne sont appliquĂ©s qu’en-dessous d’un certain Ăąge. Ce constat rejoint celui fait au Danemark, oĂč un seuil Ă  18 ans avait des effets trĂšs significatifs. On observe toutefois pas d’effet de seuil au Royaume-Uni, probablement parce que de nombreux employeurs britanniques payent aux jeunes un salaire supĂ©rieur au salaire minimum.

Par ailleurs, il faut considĂ©rer que si allĂšgements de charges et diminution du salaire minimum sont tous deux un moyen de diminuer le coĂ»t du travail, donc de favoriser l’offre d’emploi, ils ont des effets trĂšs diffĂ©rents par ailleurs, en particulier sur l’offre de travail.

Salaire minimum et polarisation du marché du travail

Pour A. Manning, la situation de polarisation du marchĂ© du travail est distincte de celle du salaire minimum. Historiquement, nous avons dĂ©jĂ  assistĂ©s Ă  des mutations sectorielles profondes, avec des emplois perdant 90 % de leurs effectifs en quelques dĂ©cennies, d’autres Ă©mergeant tout aussi rapidement. Pour autant, les salaires rĂ©els dans ces professions sont restĂ©s stables dans l’ensemble. Plus que par le salaire, l’ajustement s’est fait par les flux entre emplois et entre secteurs.

Par ailleurs, les effets de substitution et de rĂ©organisation sont mal connus. L’argument voulant qu’un niveau de salaire minimum Ă©levĂ© incite Ă  un plus fort investissement pas substitution du capital au travail trouve assez peu de confirmation empirique, les dĂ©terminants dĂ©mographiques semblant nettement plus puissants pour expliquer le degrĂ© d’automatisation des pays. ParallĂšlement, les Ă©conomistes ont tendance Ă  considĂ©rer comme fixĂ©e la productivitĂ© des travailleurs au salaire minimum. Or, il semble que les augmentations du salaire minimum conduisent Ă  une augmentation de la productivitĂ© de ces travailleurs. Il est probable que ces augmentations incitent les travailleurs Ă  investir dans l’amĂ©lioration des processus.

Plus généralement, A. Manning estime que la robotisation va avoir des effets limités sur la polarisation. Comme observé auparavant, des larges mutations structurelles ont pu se faire avec des effets limités tant sur la structure des salaires que sur la polarisation des emplois.

Le rĂŽle des institutions

Son Ă©volution dans le temps est largement guidĂ©e par les avis (consultatifs) de la Low Pay Commission. Cette derniĂšre est composĂ©e de reprĂ©sentants des employeurs, des syndicats de salariĂ©s et d’économistes. La crĂ©ation du National Living Wage en 2016 crĂ©a un grand embarras au sein de la Low Pay Commission. Avant 2016, celle-ci pensait ĂȘtre parvenue Ă  fixer le salaire minimum Ă  un niveau au-delĂ  duquel les effets nĂ©gatifs sur l’emploi seraient sensibles, et se targuait de se fonder sur des Ă©lĂ©ments de preuve solide. Or, l’augmentation substantielle dĂ©cidĂ©e par le politique n’a pas eu Ă  ce jour d’effets visibles sur le niveau de l’emploi, qui reste trĂšs bas au Royaume-Uni (4,1 % en janvier 2018). La Low Pay Commission dispose par ailleurs d’un budget de recherche consĂ©quent. En l’état, ce budget n’est pas entiĂšrement dĂ©pensĂ© faute d’expĂ©riences naturelles qui pourraient Ă©valuer les consĂ©quences sur l’emploi.

Salaire minimum UK, Source Low Pay Commission.
Avant 2010, les classes d’Ăąges Ă©taient diffĂ©rentes, avant une sĂ©paration Ă  22 ans au lieu de 21

Le groupe d’experts du SMIC, crĂ©Ă© en 2008, n’a pour l’instant pas un rĂŽle comparable Ă  la Low Pay Commission. Sans budget de recherche propre et composĂ© uniquement d’experts, il s’est limitĂ© jusqu’ici Ă  limiter l’opportunisme politique des « coups de pouce ». Le systĂšme français d’indexation du salaire minimum limite en outre la marge de manƓuvre du groupe. En effet, si on veut conduire des politiques fondĂ©es sur des preuves, il faut parfois se donner les moyens de construire les preuves lĂ  oĂč elles n’existent pas, par exemple en tentant une augmentation sensible du salaire minimum. La contrepartie de cette possibilitĂ© est qu’en cas d’effets trop nĂ©gatifs sur l’emploi, il faut ĂȘtre en mesure de revenir progressivement en arriĂšre. En l’espĂšce, en gelant le niveau nominal du salaire minimum pour laisser l’inflation le rĂ©duire en termes rĂ©els. En France, l’indexation limite cette possibilitĂ©.

Salaire minimum et immigration

Le salaire minimum peut ĂȘtre vu comme une dĂ©sincitation Ă  l’immigration : en empĂȘchant les immigrĂ©s de faire concurrence aux locaux par un salaire plus bas, il rĂ©duit l’intĂ©rĂȘt de la migration. Au Royaume-Uni toutefois, il semble avoir eu l’effet inverse, en particulier sur l’immigration en provenance d’Europe de l’Est. Ces migrants ont en effet comme objectif de gagner rapidement le plus d’argent possible, avant de retourner dans leur pays d’origine. Dans un marchĂ© du travail fluide, ils acceptent en consĂ©quence des horaires trĂšs importants.

Le marchĂ© du travail français est Ă  cet Ă©gard beaucoup moins attractif pour eux. Les limites lĂ©gales plus strictes sur le temps de travail rĂ©duisent leur capacitĂ© Ă  augmenter leurs gains, tandis que le niveau de chĂŽmage Ă©levĂ© rend plus difficile le passage d’un emploi Ă  l’autre, dans des secteurs caractĂ©risĂ©s par une activitĂ© variable.

  1. NEET : Not in Employement, Education or Training