Luc Arrondel, Paris School of Economics – École d’économie de Paris et Richard Duhautois, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)
Comment est-on passé d’une pratique sportive destinée à la formation des futures élites anglaises, ou en France à une pratique de patronage, à un « business universel » tel qu’on peut l’observer aujourd’hui ? Dans un ouvrage inédit, « L’argent du football », publié par Les Éditions du Cepremap, Luc Arrondel et Richard Duhautois analysent le business du football, ses tendances, ses « crises » et reviennent sur ce grand mystère : comment le football est-il devenu « la bagatelle la plus sérieuse du monde ? »
The Conversation en publie les bonnes feuilles.
Le feuilleton qui a animé l’actualité du football durant tout l’été 2017 en est symptomatique. Le transfert du joueur brésilien Neymar, du FC Barcelone au Paris Saint Germain, a atteint un record historique de l’ordre de 222 millions d’euros. Et si, la même année, le club de la capitale lève l’option du prêt de l’ancien joueur monégasque, Kylian Mbappe, il devra encore débourser environ 180 millions d’euros (ce qui en fera le deuxième transfert le plus cher de l’histoire).
Même si les montants peuvent paraître « irrationnels », ils obéissent cependant à certains principes économiques. Dans le cas de Neymar, il s’agit d’un joueur « unique » courtisé par les clubs les plus riches de la planète : dans ce contexte, la demande fixe alors le prix comme sur le marché de l’art et le PSG s’est donc offert son « Picasso ».
Les clubs « historiques », en Espagne et en Allemagne notamment, voient d’un mauvais œil l’arrivée de ces « nouveaux riches » (PSG et Manchester City) qui achètent les meilleurs joueurs et voudraient bien les voir sanctionnés par l’UEFA dans le cadre du fair-play financier.
C’est oublier un peu vite que du côté des plaignants, les sommes dépensées ne sont pas moins astronomiques : ainsi, durant le mercato d’hiver 2018, le FC Barcelone a acquis le joueur brésilien de Liverpool, Philippe Coutinho, pour la somme de 160 millions d’euros (troisième transfert le plus onéreux de l’histoire) après avoir acheté au mercato d’été l’espoir français Ousmane Dembelé à Dortmund au prix de 105 millions d’euros.
« 22 joueurs qui valent 5 milliards »
Même si les sommes actuelles semblent affoler les observateurs, on parle de l’argent dans le football depuis fort longtemps (en fait peu de temps après l’invention du jeu). Revenons par exemple aux années 1970. La Coupe du Monde au Mexique a vu s’affronter en phase de poule l’équipe championne du Monde en titre, l’Angleterre, et le futur vainqueur du tournoi, le Brésil.
La rencontre a été remportée par ces derniers 1-0 (but de Jairzinho à la 59e minute). Dans le Paris-Match de l’époque, la photo des deux équipes était accompagnée de la légende suivante : « Angleterre-Brésil : 22 joueurs qui valent 5 milliards ». Même s’il s’agissait d’anciens francs, les deux sélections étaient donc évaluées à 50 millions de francs.
Rapportées aux euros d’aujourd’hui (à pouvoir d’achat constant selon l’Insee), 5 milliards d’anciens francs équivalent à environ 53,5 millions d’euros.
Qu’en est-il de la méga-star internationale d’alors, « Pelé », le génial avant-centre de l’équipe du Brésil ? La cote de ce dernier, âgé de 29 ans au moment de la coupe du Monde, est évaluée à 10 millions de francs soit à peu près 10,5 millions d’euros actuels. Le parallèle entre Pelé et Neymar est intéressant pour illustrer le changement de régime en 50 ans : deux génies du foot, deux artistes brésiliens, deux joueurs formés au club de Santos FC, deux numéros 10 de la Seleção. Deux joueurs très proches par le talent mais dont l’un est évalué à un prix 20 fois supérieur à l’autre. Autres temps, autres « valeurs »…
12mn 58s pour s’offrir une Mini Cooper
Du côté des salaires des joueurs, le parallèle est tout aussi abyssal, au moins en moyenne. En 1976, Dominique Rocheteau, ailier droit talentueux de l’AS St Etienne (« l’ange vert ») et de l’équipe de France, finaliste de la Coupe des clubs champions, se rendait à l’entraînement en voiture, dans une Coccinelle : le salaire moyen mensuel d’un bon footballeur français était alors d’environ 2 500 euros.
Aujourd’hui la valeur des voitures des meilleurs joueurs de football ne représente qu’un minimum de temps de jeu sur le terrain : le milieu de terrain français N’Golo Kanté, joueur de Chelsea, par exemple, n’a besoin de jouer que 12mn 58s pour s’offrir sa Mini Cooper. Georges Best, joueur irlandais de Manchester United, ballon d’or 1968, ne déclarait-il pas : « J’ai dépensé beaucoup d’argent dans l’alcool, les filles et les voitures de sport. Le reste, je l’ai juste gaspillé ! ».
Le graphique 0.1 illustre ce « changement de monde » : le rapport du salaire du footballeur le mieux payé de son époque au salaire minimum français a augmenté de façon exponentielle depuis les années 1950 ! Ainsi Carlos Tevez, le joueur international argentin touchait-il en 2016, 730 000 euros par semaine au club de Shangai, Shenhua, soit plus de 2 300 fois le salaire minimum français.
Un krach du football ?
L’objectif de ce livre est d’éclairer le débat sur le « business » du football en s’écartant de certains discours convenus. Le montant des transferts et des salaires des footballeurs n’a pas manqué de susciter de fortes critiques et des commentaires catastrophistes : cette « bulle » va-t-elle exploser ? Ce « boom » de l’activité football mènera-t-il au « krach » et à la « crise » ? Ce modèle économique est-il « durable » ?
Le football, comme l’économie en général, est maintenant globalisé et financiarisé, et est donc soumis aux mêmes inquiétudes et interrogations : le football professionnel a traversé le XXe siècle et s’est structuré en même temps que les sociétés occidentales se sont transformées, pour aboutir à ce que le sociologue Richard Giulianotti appelle la « postmodernité » du football. Mais les critiques que suscite le football aujourd’hui et les craintes qu’il soulève sur son avenir sont-elles fondées ? Est-ce vraiment la fin du football comme certains le prétendent ?
« L’argent du football », parution le 29 mai 2018, Les Éditions du Cepremap, Paris.
Luc Arrondel, Économiste, directeur de recherche au CNRS, membre associé, Paris School of Economics – École d’économie de Paris et Richard Duhautois, Économiste et chercheur, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.