Note de l’Observatoire du Bien être n°2017-06 : Google : espace politique, espace de préoccupations

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Au regard des résultats de l’élection présidentielle de 2017 se pose aujourd’hui la question du lien entre certains facteurs socioéconomiques et idéologiques et la montée des partis extrêmes en France. Quelles sont les problématiques actuelles les plus représentatives de l’échiquier politique français ?

Dans cette courte note, nous suggérons que les recherches internet pour des partis politiques sont liées à des préoccupations contemporaines bien spécifiques. Plus précisément, le Front National est plus souvent associé à des thématiques relatives à l’islamophobie, au terrorisme, et au mal-être, tandis que les recherches sur des partis d’extrême gauche sont concomitantes de problématiques économiques et environnementales. Derrière ces associations, cependant, se cachent des divergences régionales majeures. Les dynamiques de recherches Google révèlent, en outre, la montée du Front National et la profonde transformation à l’œuvre dans le milieu politique français.

Auteurs :

Yann Algan, doyen de l’École d’Affaires Publiques (EAP) et Professeur d’économie à Sciences Po.

Elizabeth Beasley, chercheuse à l’Observatoire du Bien-être du Cepremap

Amory Gethin, assistant de recherche à l’Observatoire du Bien-être du Cepremap

Thanasak Mark Jenmana, assistant de recherche à l’Observatoire du Bien-être du Cepremap

Claudia Senik, Professeur à l’Université Paris-Sorbonne et à l’Ecole d’économie de Paris.

La récente ascension du « vote extrême » en Europe a largement été représentée comme étant l’aboutissement de la stagnation économique et de la crise migratoire. Nous tentons ici, à partir de données sur les volumes de recherches internet, d’apporter un regard nouveau sur cette question en ouvrant la boîte noire que constitue cette transformation. Derrière l’évolution de ces recherches, en effet, se dévoilent certaines représentations collectives rattachées aux extrêmes. Que représentent les recherches Google, et que révèlent-elles du bien-être et des préoccupations des Français ?
Dans le but d’appréhender cet espace à la fois sémantique et politique, nous construisons des « catégories » regroupant des mots-clés à thématiques proches (voir tableau 1). La figure 1 en offre une image globale : elle représente le réseau de corrélations entre catégories au niveau national, sur la période allant de Janvier 2013 à Janvier 2017, chaque lien pouvant ainsi être interprété comme révélant une forme de « cooccurrence » entre concepts.

Réseau de corrélations entre catégories
(corrélations supérieures à 0,25 représentées en rouge)

Deux groupes apparaissent alors clairement : le Front National, d’une part, est associé à des thèmes liés au mal-être et à la religion ; les recherches sur les autres partis, d’autre part, et plus particulièrement celles relatives à l’extrême gauche, sont liées à l’emploi et à l’environnement.

Nous verrons que cette dichotomie – et notamment la forte association entre Front National et mots-clés liés à l’« islam » – s’est exacerbée au moment de l’attaque terroriste de Charlie Hebdo. Ainsi, derrière ces simples associations se déploient des dynamiques médiatiques temporaires tout autant que des mutations sociales et idéologiques plus profondes1.

Statistiquement, nous voulons comprendre ici à quel point des recherches liées à une certaine catégorie permettent d’expliquer des recherches subséquentes sur des partis politiques, jusqu’à deux semaines plus tard. Les résultats d’une telle analyse, basée sur les R2 de régressions linéaires (voir Méthodologie), sont visibles dans la Figure 2. Il apparaît immédiatement que « Terrorisme » et « Islam » expliquent une part considérable des variations de recherches Google sur le Front National, alors que les thématiques environnementales captent près de 40% de l’évolution des recherches sur les partis de gauche. Par ailleurs, une séparation claire se dessine entre extrême droite et extrême gauche, entre des sujets d’ordre économique et social – « développement durable », « mondialisation » – et des sujets d’ordre identitaire et morale – « laïcité », « souche » –, ce dernier mot se rapportant à l’expression « français de souche ».

Figure 2 : Catégories, mots-clés et partis politiques au niveau national

Notons finalement que le mot « RSA » explique plus de 10% des variations dans les recherches sur le Front National, ce qui illustre possiblement le lien entre précarisation et montée de l’extrême droite. Si ces quelques mots et catégories n’épuisent en rien les représentations collectives ni les possibilités sémantiques, elles ont le mérite de mettre en lumière certaines différences intéressantes.

La montée du Front National : bien-être, islam et attaques terroristes

Dans quelle mesure l’intérêt pour le Front National est-il tributaire des attaques terroristes des dernières années, et quel est son lien avec les problématiques reliées à l’« islam » ? Comme le montre la figure 3, l’évolution des recherches sur le Front National suit de près l’évolution des recherches liées à l’ « islam ». Les trois lignes verticales, de droite à gauche, marquent respectivement les attaques terroristes de Charlie Hebdo, du Bataclan et de Nice. La corrélation récursive entre « islam » et Front National – évolution de la corrélation entre recherches sur l’islam et recherches sur le Front National lorsqu’on ajoute de nouvelles observations au cours du temps – présente deux fortes discontinuités, aux moments des attaques de Charlie Hebdo et du Bataclan, passant de moins de 0 avant 2015 à près de 0.3 fin 2016 et demeurant à ce niveau jusqu’en janvier 2017.

Ce phénomène témoigne ainsi d’une transformation dans l’espace d’intérêt pour le Front National. Cette coévolution dans les recherches internet semble en effet indiquer que les attaques terroristes ont amené une centralisation des recherches sur le parti autour de la question de l’ « islam ». Un sujet sur lequel il n’a eu de cesse d’insister, que ce soit lors de la polémique sur le burkini de l’été 2016 ou lors de l’élection présidentielle de 2017. La figure 2 reflète peut-être ainsi un élargissement de l’électorat du Front National allant de pair avec la mise au centre de l’ « islam » dans le débat politique français.

Figure 3 : Islam et Front National, 2013 – 2017

Derrière cette restructuration idéologique se déguise également la question du mal-être. Comme l’a montré une étude récente, les électeurs prévoyant de voter pour Marine Le Pen à l’élection présidentielle se déclaraient les moins satisfaits de leur vie actuelle à la veille de l’élection présidentielle de 2017. Le lien entre extrême droite et mal-être, cependant, est un phénomène relativement nouveau et en progression, comme le montre le tableau 1 : alors qu’en 2014, les individus se déclarant d’extrême gauche étaient en moyenne les moins satisfaits de leur vie, ce sont en 2016 les électeurs d’extrême droite qui se disent les plus malheureux. Les recherches Google associées au « mal-être » tendent ici à confirmer ce résultat.

Tableau 1 : Satisfaction dans la vie en France : 2014-2016

2014 2016 Écart
Extrême gauche (1-2) 3,16 3,13 – 0,02
3 - 4 3,07 3,02 – 0,05
5 - 6 2,99 3,06 0,07
7 - 8 2,95 3,07 0,12
Extrême droite (9-10) 3,01 2,71 – 0,30

<

p align= »left »>Note: les deux premières colonnes indiquent la satisfaction dans la vie moyenne en France pour l’année considérée, sur une échelle de 1 à 4. Le positionnement politique est codé de 1 à 10, de « gauche » à « droite ».
Source : Eurobaromètres.

Comme le montre la figure 4, les attaques terroristes n’ont pas changé la relation positive de moyen terme entre requêtes liées au mal-être et Front National, alors même que le lien entre mal-être et partis de gauche diminuait considérablement. Si cette corrélation est une diminution pour tous les partis depuis 2016, probablement du fait de la multiplication des thématiques à l’arrivée de l’élection, il reste que les recherches sur le Front National sont davantage concomitantes de recherches liées au mal-être que celles sur les autres partis. Ainsi, les attaques terroristes semblent marquer une rupture profonde, rupture à partir de laquelle le Front National puisera dans la France « malheureuse » sur la base d’un discours identitaire promettant le renouvellement du « système ».

Figure 4 : Corrélations récursives entre mal-être
et partis politiques, 2013-2017

Fractures politiques, fractures territoriales

Google Trends nous donne également accès aux volumes relatifs de recherches au niveau régional (anciennes régions) pour chaque mot-clé, ce qui nous permet de donner une dimension géographique à ces « espaces d’intérêt » dont nous avons esquissé les contours dans l’analyse précédente. Dans quelle mesure les différences régionales dans les recherches Google permettent-elles d’appréhender cette « nouvelle fracture territoriale » dont parle Laurent Davezies (La crise qui vient, Seuil, 2015), décohésion économique allant de pair avec une polarisation politique des territoires ?

Les figures 5 et 6 ci-dessous fournissent des éléments de réponse. Les deux graphiques de la figure 5 représentent le lien entre chômage par région en France en 2014, score à l’élection présidentielle de 2017 et volumes de recherche Google pour le mot-clé « RSA ». Comme le montre le premier graphique, le mot « RSA » se révèle être un excellent indicateur de précarité économique au niveau régional : les volumes de recherche correspondants suivent de très près les taux de chômage localisés. Le deuxième graphique témoigne ainsi d’une forme de « régionalisation » économique du vote, les régions à fort volume de recherche pour le RSA, où la pauvreté est la plus importante, étant caractérisées par un vote Front National plus élevé. Ainsi, les volumes de recherche sur le RSA révèlent la récente transformation de l’électorat « extrême », les régions les plus précaires économiquement se tournant vers le Front National. Pour ce qui est du vote en faveur de Jean-Luc Mélenchon, en revanche, aucune relation claire n’est visible. Les volumes de recherche Google sur le RSA nous montrent donc à quel point le Front National est parvenu à gagner le vote des Français les plus en difficulté, au détriment de l’extrême gauche, pourtant traditionnelle défenseuse des ouvriers et des « dominés » Ces résultats, en outre, sont en accord avec les récentes transformations de l’électorat de gauche en France, qui rassemble une part croissante d’individus issus des classes moyennes et supérieures.

Figure 5 : Emploi, précarité, et partis extrêmes
Figure 6 : Bien-être et élection présidentielle de 2017

La figure 6, quant à elle, montre le lien entre mal-être et élection présidentielle. Au premier abord, aucune relation systématique ne semble apparaître. Pourtant, en étudiant chaque région séparément, on constate que dans les régions à forts volume de recherche liés au mal-être, soit Marine Le Pen, soit Jean-Luc Mélenchon ont obtenu un score relatif élevé à l’élection présidentielle. D’un côté, le Front National obtient un score élevé en Corse et dans la « France de l’Est » (P.A.C.A., Languedoc-Roussillon, Franche-Comté et Alsace), lié à l’adhésion élevée du Front National dans ces régions pauvres, où les difficultés économiques se surajoutent aux problématiques identitaires. De l’autre, Mélenchon obtient des scores élevés en Midi-Pyrénées, Île-de-France, Bretagne et Auvergne, par exemple, régions traditionnellement à gauche où la précarisation se poursuit depuis la crise, notamment au niveau de l’agriculture. Ainsi, de manière frappante, l’ensemble de ces régions, où les volumes de recherches liés au mal-être sont les plus élevés (plus de 85), votent de manière relativement importante pour l’un ou l’autre des deux candidats. Assistons-nous aujourd’hui à un « partage électoral du mal-être » ?

Les données de recherches Google nous permettent de capter une dynamique plutôt qu’un état de faits. Elles nous ont permis, dans cette courte analyse, de souligner l’importance d’événements marquants, de la précarisation et des divergences régionales dans la montée de l’intérêt pour les extrêmes. Elles nous montrent, par-dessus tout, la rapidité avec laquelle la politique se transforme et la polarisation politique et territoriale à l’œuvre en France au cours des dernières années.

Méthodologie

Nous récupérons des données Google Trends sur plus de 600 termes de recherche et sur la période allant de 2013 à 2016 inclus. Pour chaque mot-clé, la série temporelle correspondante est constituée de volumes hebdomadaires relatifs au mot-clé lui-même, normalisés de 0 à 100 sur la période considérée. Afin d’obtenir un indicateur d’« intérêt » pour une thématique particulière, nous sélectionnons une série de mots-clés qui semblent cohérents conceptuellement, sont très corrélés entre eux et ne présentent pas de problèmes majeurs d’interprétation (le mot « ps », par exemple, est plutôt associé à « PlayStation » qu’à « Parti Socialiste ») ni de problèmes statistiques (les termes à faible volume de recherche n’étant tout simplement pas disponibles ou présentant une quantité trop importante de bruit statistique). Le tableau 1 présente les mots inclus dans chaque catégorie. Après la récupération des données, nous appliquons une simple moyenne mobile et standardisons chaque série temporelle. Finalement, les catégories sont construites en prenant la moyenne de volume des mots-clés correspondants à chaque période. Il semble raisonnable de supposer qu’il existe des « décalages » de court terme au niveau de la cooccurrence entre deux recherches. Ainsi, pour appréhender cette relation, nous régressons nos variables politiques sur les autres catégories et retenons les ajustés correspondants comme indicateurs, plutôt que les coefficients de corrélation standards.

Google Trends nous offre aussi la possibilité de comparer les volumes de recherches entre régions sur la période considérée. Pour chaque mot-clé, le score de volume d’une région correspond à l’intensité de recherches de ce mot-clé, relativement aux autres recherches Google dans la région considérée, la région au score maximal étant normalisée à 100. Comme précédemment, nous construisons nos catégories en prenant le volume moyen des mots-clés correspondants.

Extrême gauche

front de gauche

france insoumise

mélenchon

pcf

npa

Parti socialiste

parti socialiste

Les Républicains

ump

les républicains

Front National

front national

le pen

Christianisme

bible

catholique

chretienne

religieux

Environnement

biodiversité

biologique

biomasse

développement durable

environnement

géothermie

hydroélectrique

éolien

Recherche emploi

adecco

chômage

crit

indeed

indemnisation

interim

lettre motivation

licenciement

randstad

formation

afpa

greta

cv

Mal-être

angoisse

antidépresseur

anxiété

dépression

insomnie

psychologue

stress

therapie

vertiges

Islam/Islamophobie

arabes

islam

islamistes

musulmans

Terrorisme

attaque

attentats

terrorisme

terroriste

Pauvreté

rsa

secours populaire

sécurité sociale

Entreprise

liquidation

redressement judiciaire

charges

auto entrepreneur

rsi

sarl

urssaf

Tableau 2 : Mots-clés contenus dans chaque catégorie

Note sur l’interprétation

Une forte corrélation à travers le temps entre « Mal-être » et « Front National » ne signifie pas nécessairement que les individus faisant des recherches sur l’un font également des recherches sur l’autre. L’association entre deux catégories signifie, stricto sensu, qu’à un moment où les Français recherchent des termes liés au mal-être « davantage que d’habitude », ils recherchent également des termes liés au Front National davantage que d’habitude.

Toutes les données sur les catégories construites par région sont disponibles à l’adresse : http://medialab.github.io/well-being-metrics/app/#/explore-index.

Notes

Nous n’avons malheureusement pas pu inclure à notre analyse la montée d’Emmanuel Macron qui lui a permis de devenir Président. Cette ascension fulgurante, en effet, est visible dans les recherches Google par des « pics » très importants, qui rendent l’analyse statistique quasi-impossible. Retour