Bonheur rural, malheur urbain ?

Note
Observatoire du bien-ĂȘtre

Vaut-il mieux habiter Ă  la campagne ou en ville ? Les mesures de bien-ĂȘtre subjectif pour la France font apparaĂźtre un avantage en faveur des campagnes : les ruraux sont plus heureux, plus satisfaits de leur vie, de leur logement, de leurs relations sociales, et se sentent plus en sĂ©curitĂ©. Globalement, toutes ces mĂ©triques se dĂ©gradent avec la taille des agglomĂ©rations, pour atteindre un point bas Ă  Paris,tandis que les inĂ©galitĂ©s de revenu font le chemin inverse.

Exception flagrante Ă  cette rĂšgle, les (20 000 Ă  100 000 habitants) ressortent comme particuliĂšrement malheureuses : la satisfaction de vie y est particuliĂšrement dĂ©gradĂ©e, alors que les habitants de ces agglomĂ©rations sont par ailleurs assez satisfaits de leur cadre de vie. Nous montrons qu’il ne s’agit pas lĂ  d’un effet de revenu, mais que ce faible niveau de satisfaction gĂ©nĂ©ral est associĂ© Ă  une apprĂ©ciation plus nĂ©gative des relations avec les amis, de la famille et des collĂšgues de travail, ce qui pointe vers un tissu social plus distendu.

Auteurs1

  • Madeleine PĂ©ron, assistante de recherche Ă  l’Observatoire du Bien-ĂȘtre
  • Mathieu Perona, directeur exĂ©cutif de l’Observatoire du Bien-ĂȘtre

(2018-12-21) Nous avons remplacĂ© la figure 3 par une nouvelle version, qui fait mieux apparaĂźtre que le revenu n’explique pas le dĂ©ficit de satisfaction de vie dans les villes moyennes.

Erratum (2018-11-12) : dans la version initiale de cette note, nous disions que notre segmentation Ă©tait selon l’aire urbaine. Il s’agit en fait de l’unitĂ© urbaine, concept plus fin et assis sur la continuitĂ© du bĂąti. Nous avons en consĂ©quence mis Ă  jour les cartes en Annexe et amendĂ© le texte.

(2018-12-05) Nous avons clarifié la Figure 3, qui pouvait induire en erreur dans son interprétation.

Le bonheur est dans le prĂ© ?

En France, aujourd’hui, les habitants des communes rurales sont 10 % de plus que les habitants des villes Ă  se dĂ©clarer trĂšs heureux2. Les villes, moyennes et grandes, semblent perdre de leur attrait. Selon l’urbaniste et dĂ©mographe Pierre Merlin3, on assiste mĂȘme en France Ă  un vĂ©ritable « exode urbain Â» qui aurait concernĂ©, depuis les annĂ©es 1970, plus de 4,5 millions de Français et reprĂ©senterait 110 000 personnes chaque annĂ©e, qui troquent la vie dans les grandes villes contre un peu de verdure et les aires pĂ©ri-urbaines. Cette note montre que pour la plupart des indicateurs de bien-ĂȘtre (satisfaction dans la vie, bonheur, sens et valeur 
), la relation avec le nombre d’habitants est globalement dĂ©croissante, mais que les villes moyennes font figure d’exception avec un niveau de mal-ĂȘtre particuliĂšrement prononcĂ©4.

Heureuses campagnes

Dans notre enquĂȘte, les habitants des unitĂ©s rurales et des petitesvilles dĂ©clarent des niveaux de bien-ĂȘtre supĂ©rieurs. Plus uneville a d’habitants, moins nos enquĂȘtĂ©s s’y dĂ©clarent heureux.Ainsi, les habitants des campagnes dĂ©clarent plus souvent avoir Ă©tĂ© heureux hier et, symĂ©triquement, les habitants des grandes villes sont plus nombreux Ă  dĂ©clarer s’ĂȘtresentis dĂ©primĂ©s (Figure 1).

De plus, les habitants des communes rurales trouvent davantage de sens Ă  leur vie et dĂ©clarent un niveau de satisfaction vis-Ă -vis de leur vie actuelle supĂ©rieur (Figure 2). Les Parisiens sont ceux qui dĂ©clarent les niveaux de bien-ĂȘtre les plus faibles dans ces quatre catĂ©gories.

Comme les habitants des villes et des campagnes n’ont pas le mĂȘme profil d’ñge et de revenus, nous neutralisons l’effet de ces deux Ă©lĂ©ments (Ăąge et revenu moyens)5.

Malheur des villes moyennes

Si on regarde plus dans le dĂ©tail (Figure 3), les villes moyennes apparaissent comme une exception Ă  cette relation gĂ©nĂ©rale : elles se distinguent par un niveau de satisfaction nettement infĂ©rieur Ă  celui de tous les autres types d’agglomĂ©rations, et trĂšs infĂ©rieur Ă  ce que voudrait leur composition en termes d’ñge et de revenus.

La carte en Annexe 1 montre qu’il s’agit Ă  la fois d’aires pĂ©riurbaines autour de grandes mĂ©tropoles – mais sans continuitĂ© de bĂąti avec celles-ci, donc des communes de deuxiĂšme ou troisiĂšme couronne – et de villes d’importance locale (Beaune, Narbonne, Saint- Malo) ou de groupes polycentriques (Cluses), donc d’un groupe hĂ©tĂ©rogĂšne.

Ce graphique met Ă©galement en Ă©vidence une prime Ă  la ruralitĂ©, et un coĂ»t en termes de satisfactions de vie Ă  vivre en ville, coĂ»t qui culmine dans l’agglomĂ©ration parisienne.

Quels aspects de la vie Ă  la campagne peuvent expliquer ces diffĂ©rences de bien-ĂȘtre et d’oĂč vient la rupture marquĂ©e parles villes moyennes ?

Concernant ces derniĂšres, la carte en Annexe 1 montre qu’il s’agit Ă  la fois d’aires pĂ©riurbaines autour de grandes mĂ©tropoles – mais sans continuitĂ© de bĂąti avec celles-ci, donc des communes de deuxiĂšme ou troisiĂšme couronne – et de villes d’importance locale (Gap, Poitiers, Blois), donc d’un groupe hĂ©tĂ©rogĂšne.

Les atouts du cadre de vie rural

Notre enquĂȘte accrĂ©dite l’idĂ©e d’un cadre de vie rural plus agrĂ©able : la satisfaction Ă  l’égard du cadre de vie et celle Ă  l’égard du logement sont les plus Ă©levĂ©es dans les petites communes, et les plus faibles dans l’aire urbaine parisienne.

Si sur ces deux Ă©lĂ©ments la satisfaction diminue de maniĂšre assez rĂ©guliĂšre avec la taille de l’agglomĂ©ration, le sentiment de sĂ©curitĂ© fait apparaĂźtre une rupture franche entre communes rurales et urbaines, avec une position intermĂ©diaire pour les villes moyennes.

La solitude des petites villes

Un autre aspect important concerne la qualitĂ© des relations sociales. Les campagnes sont souvent dĂ©signĂ©es comme des lieux d’isolement oĂč il est difficile de faire des rencontres et de socialiser6 et les villes sont rĂ©guliĂšrement dĂ©signĂ©es comme le symbole de la solitude moderne, oĂč les liens sociaux sont transformĂ©s voire disparaissent, dans une vision « Durkheimienne Â»7. Ce n’est pas ce que montrent nos donnĂ©es. Il apparaĂźt au contraire une relation « en U Â» pour quatre indicateurs de sociabilitĂ© que sont la satisfaction vis-Ă -vis des relations avec son entourage (famille, amis et collĂšgues) ainsi que le sentiment d’avoir des gens autour de soi sur qui compter.

Les habitants des petites communes semblent avoir des relations avec leur famille, leurs amis et leurs collĂšgues bien plus satisfaisantes que les habitants des villes moyennes et des grandes villes.

Les Ă©carts sont moindres concernant l’aide et le soutien, peut-ĂȘtre parce que ce sont non pas des relations quotidiennes qui ont effectivement lieu, mais une projection de ce qui se passerait en cas d’évĂ©nement grave.

Les plus bas niveaux de sociabilitĂ© apparaissent dans les villes de 20 000 Ă  100 000 habitants selon notre classification, oĂč il semble plus difficile de crĂ©er et maintenir des relations sociales de qualitĂ©. Un tissu social moins fort, tant au niveau personnel que professionnel, constituerait donc une composante significative du moindre bien-ĂȘtre des villes moyennes.

Un effet limité du revenu

Nous avons vu Ă  plusieurs reprises8 que le revenu constitue un facteur essentiel du bien-ĂȘtre des Français. Le revenu joue-t-il un rĂŽle ici ? Sans doute, mais de maniĂšre limitĂ©e. En effet, le niveau de vie moyen le plus Ă©levĂ© est observĂ© dans l’aire urbaine de Paris, qui enregistre Ă©galement le niveau de satisfaction le plus faible. Hors Paris, les niveaux de vie moyens sont peu diffĂ©rents, sauf pour les villes moyennes, oĂč le plus faible revenu peut effectivement peser sur le bien-ĂȘtre.

Figure 9 : Satisfaction vis-Ă -vis du niveau de vie

Si nos donnĂ©es ne nous permettent pas une analyse dĂ©taillĂ©e et prĂ©cise des diffĂ©rences gĂ©ographiques en termes de pouvoir d’achat, on peut tout de mĂȘme constater qu’il est prĂ©fĂ©rable, lorsqu’on appartient Ă  un mĂ©nage pauvre9, de vivre dans de petites villes (Figure 10).

Si l’activitĂ© Ă©conomique est plus intense dans les grandes villes et offre davantage de perspectives en termes d’emploi aux plus pauvres, les effets bĂ©nĂ©fiques du cadre de vie Ă©voquĂ©s ci-dessus semblent prendre le pas. Ainsi, les personnes considĂ©rĂ©es en situation de pauvretĂ© monĂ©taire dans le dispositif SRCV ont certes un niveau de satisfaction bien infĂ©rieur Ă  la moyenne, mais ceux vivant dans des communes rurales se dĂ©clarent plus satisfaits que ceux installĂ©s dans les grandes agglomĂ©rations.On observe encore une fois un net dĂ©crochage des villes moyennes(entre 20 000 et 100 000 habitants) pour lesquelles les habitants les plus pauvres se dĂ©clarent significativement moins satisfaits de leur vie.

Figure 10 : Satisfaction dans le vie et pauvretĂ©

Le grand écart des inégalités

Enfin, une autre piste consiste Ă  dire que, si le revenu joue un rĂŽle limitĂ© dans le bien-ĂȘtre en absolu, l’aspect relatif peut Ă©galement compter. Ainsi, dans son article « Neighbors as Negatives Â»10, Erzo Luttmer montre comment avoir des voisins plus riches que soi peut influer nĂ©gativement sur la perception que l’on a de son niveau de vie et avoir un effet nĂ©gatif sur le bien-ĂȘtre. Les campagnes et les petites villes connaissant des niveaux d’inĂ©galitĂ©s de revenu moins importants que les grandes villes11, l’effet de comparaison joue probablement en faveur des territoires plus Ă©galitaires.

La figure  11 mesure les inĂ©galitĂ©s par l’indice deGini, et compare les niveaux d’inĂ©galitĂ©s observĂ© dans chaque type de ville avec un pays proche en termes d’inĂ©galitĂ©s de revenu. Sur cette dimension, les villes moyennes ne se distinguent pas de la tendance gĂ©nĂ©rale.

Paris prĂ©sente ainsi un indice de Gini proche de celui du BrĂ©sil, pays considĂ©rĂ© comme l’un des plus inĂ©galitaires au monde, tandis que les communes rurales sont semblables, en termes d’inĂ©galitĂ©s, Ă  un pays comme la Finlande,rĂ©putĂ© pour ses faibles inĂ©galitĂ©s de revenu.

Figure 11 : InĂ©galitĂ©s de revenu par type d’aire urbaine, comparĂ©s Ă  des pays de rĂ©fĂ©rence

D’autres formes d’inĂ©galitĂ©s non pas au sein des territoires, mais entre les territoires offrent Ă©galement quelques pistes pour mieux comprendre le paradoxe des villes moyennes. Le gĂ©ographe et politiste Philippe EstĂšbe12 considĂšre que, privilĂ©giĂ©e pendant longtemps par l’État, les villes moyennes ont Ă©tĂ© dĂ©laissĂ©es petit Ă  petit et subissent de plein fouet trois processus : la dĂ©centralisation (qui donne plus de pouvoir aux pĂŽles rĂ©gionaux et dĂ©partementaux plutĂŽt qu’aux sous-prĂ©fectures, vidant les villes moyennes des services de l’État) ; la mobilitĂ© de la population (qui travaille de moins en moins lĂ  oĂč elle vit) ; et le trĂšs faible dynamisme Ă©conomique (du fait de la disparition progressive des industries locales au profit des pĂŽles Ă©conomiques et financiers que sont les grandes villes).

Conclusion

Les campagnes et petites villes française semblent garantes d’un bien-ĂȘtre supĂ©rieur pour leurs habitants, comparativement aux grandes villes. Que ce soit en termes de satisfaction dans la vie, de bonheur ou encore de sens donnĂ© Ă  sa vie, l’analyse de nos donnĂ©es montre un certain avantage de la ruralitĂ©. La qualitĂ© du cadre de vie, la plus faible insĂ©curitĂ©, de plus faibles niveaux d’inĂ©galitĂ©s, de meilleures relations sociales sont autant de facteurs, trĂšs liĂ©s entre eux, susceptibles d’expliquer ce diffĂ©rentiel en faveur des campagnes.

Les villes de 20 000 Ă  100 000habitants bĂ©nĂ©ficient d’une partie des avantages d’une taille modeste, mais sont particuliĂšrement dĂ©favorisĂ©es en termes de niveau de vie moyen, et sont le lieu de relations sociales plus dĂ©gradĂ©es, ce qui contribue Ă  en faire le type d’agglomĂ©ration le moins bien positionnĂ© en termes de satisfaction de vie.

Nos analyses n’épuisent Ă©videmment pas toutes les sources possibles de ces diffĂ©rentiels, et ces Ă©lĂ©ments doivent constituer autant de pistes pour explorer plus en dĂ©tail ce malaise des villes moyennes.

Données

Les donnĂ©es mobilisĂ©es dans cette note sont :

  • La plate-forme « Bien-ĂȘtre Â» de l’enquĂȘte de conjoncture auprĂšs des mĂ©nages, Insee / Cepremap – description sur le site de l’Observatoire. Vagues trimestrielles de Juin 2016 Ă  Juin 2018.
  • Statistiques sur les ressources et les conditions de vie (SRCV), vagues de 2010 Ă  2015, Insee (producteur), Adisp (diffuseur) – description

Annexe

Collection Notes de l’Observatoire du Bien-ĂȘtre, ISSN 2646-2834

  1. Les auteurs de cette note tiennent Ă  remercier Olivier Bouba-Olga pour ses conseils et remarques
  2. 1 personne sur 2 dĂ©clare un niveau de bonheur supĂ©rieur Ă  8 sur une Ă©chelle de 0 Ă  10 dans les communes rurales, contre environ 44% en moyenne dans les autres types d’agglomĂ©ration.
  3. Merlin, P. (2009), Exode urbain : de la ville Ă  la campagne, Les Études de la Documentation Française (France), no5303.
  4. Nous utilisons ici la notion d’unitĂ© urbaine comme dĂ©coupage, afin de rattacher les communes pĂ©riurbaines Ă  leur agglomĂ©ration. Les « villes moyennes Â» sont ici les unitĂ©s urbaines comprises entre 20 000 et 100 000 habitants.
  5. Les choix d’habitation sont en partie volontaires : il va donc exister un effet de sĂ©lection que nous ne sommes pas en mesure de neutraliser ici, par exemple si les personnes les plus heureuses sont plus enclines Ă  se dĂ©placer vers des zones en expansion.
  6. L’émission de tĂ©lĂ©-rĂ©alitĂ© L’Amour est dans le prĂ© joue particuliĂšrement avec cette reprĂ©sentation
  7. La question des transformations du lien social traverse une grande partie de l’Ɠuvre d’Emile Durkheim (De la division du travail social, Paris, FĂ©lix Alcan, 1893, Le Suicide : Étude de sociologie, Paris, FĂ©lix Alcan, 1897). L’industrialisation et l’urbanisation croissante qu’il observe Ă  la fin du XIXe siĂšcle ont une place importante dans ces transformations, et ses analyses du lien social trouvent encore un Ă©cho dans la sociologie contemporaine.
  8. Laura Leker, « Revenu et bien-ĂȘtre Â», Observatoire du Bien-ĂȘtre du Cepremap, n°2016 – 01, 21/01/2016 et Y. Algan, E. Beasley et C. Senik, Les Français, le Bonheur et l’argent, Éditions Rue d’Ulm, Opuscule du Cepremap n°46, 2018.
  9. Les mĂ©nages en situation de pauvretĂ© monĂ©taire sont identifiĂ©s comme ceux dont le niveau de vie est infĂ©rieur au seuil de pauvretĂ© (c’est-Ă -dire infĂ©rieur Ă  60% du revenu mĂ©dian).
  10. Luttmer, E. F. (2005). Neighbors as negatives: Relative earnings and well-being. The Quarterly journal of economics, 120(3), 963-1002.
  11. Dans la figure 11, le niveau des inĂ©galitĂ©s est synthĂ©tisĂ© par l’indice de Gini, qui varie de 0 Ă  1, 0 Ă©tant la situation la plus Ă©galitaire en termes de revenu, et 1 la plus inĂ©galitaire.
  12. EstĂšbe, Philippe. « Petites villes et villes moyennes : une leçon de choses Â», Tous urbains, vol. 21, no. 1, 2018, pp. 30-35.